septembre-octobre 2016

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GILLES BIENVENU est enseignant-chercheur à l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes. Il est docteur en histoire de l’architecture moderne et contemporaine (université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et architecte.

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DOSSIER : Une tour en ville
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« Une flamme rompant
la monotonie du site »

Texte > Gilles Bienvenu

Résumé >Enfant des Trente Glorieuses, décidée avant le premier choc pétrolier, la Tour Bretagne visait un triple objectif pour ses initiateurs : rénovation urbaine, développement de l’offre de bureaux associée à des espaces commerciaux et places de parking. Visite de l’histoire d’une tour voulue comme « une flamme rompant la monotonie du site ».

À Nantes comme ailleurs, les tours sont tendance. Aucune de celles qui entreprennent à nouveau de meubler le ciel nantais n’est comparable cependant à la Tour Bretagne, vestige du grand enthousiasme métropolitain des années 1960-1970: objet architectural dans un contexte urbain comme tout édifice, la tour inaugurée il y a quarante ans est aussi l’expression d’un contexte historique. On pourrait penser bien révolue cette période des grands schémas d’aménagement gaullo-pompidoliens, avec l’abandon à la fin des années 1970 des pénétrantes routières jusqu’au cœur des villes, jusqu’à cette place Bretagne et ce cours des Cinquante-Otages où s’élève la tour, mais la remise à l’ordre du jour de l’implantation au nord de l’agglomération d’un aéroport dont le projet avait subi le même sort montre qu’il n’en est rien. La tour reste toutefois mal-aimée du grand public, quand les architectes prennent plaisir à la glorifier.
La politique d’aménagement des premières années de la Cinquième République a fait de Nantes et Saint-Nazaire une «métropole d’équilibre»; les études lancées en 1964 concluent à la publication en 1970 d’un «schéma directeur d’aménagement de l’aire métropolitaine» (Sdam) en quête de modernité, partageant le territoire entre un grand centre industrialo-portuaire à Saint-Nazaire et un grand centre tertiaire à Nantes. À plus petite échelle, le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (Sdau) esquissera l’avenir de l’agglomération nantaise. L’heure est à la rénovation urbaine: la tabula rasa du vieux faubourg du Marchix prévue depuis les années 1930 s’exécute avec le centre administratif de la nouvelle place Bretagne, l’ensemble traversé par la pénétrante largement calibrée de la route de Vannes qui doit débouler sur le cours des Cinquante-Otages, le tracé de l’actuelle ligne 3 du tramway. Au débouché de la pénétrante de la route de Paris, par le pont de Tbilissi, un quartier d’affaires sur dalle dit «centre directionnel» doit se substituer au faubourg du Champ-de-Mars établi sur l’ancienne île de la Madeleine. Sur la carte du Sdam, un trait rouge tiré du nord au sud, du centre historique à l’île Beaulieu en gestation, prolonge le système à travers cette «zone à urbaniser par priorité» (Zup Beaulieu-Malakoff), là où sera inaugurée en 1972 la tour du ministère des Affaires étrangères décidée dès 1965 dans le cadre du programme de «décentralisation des services administratifs». Due à Jean Dumont, culminant à près de 70 mètres, la tour sera principalement utilisée par le ministère des Finances. Rebaptisée Tripode, cette tour à trois ailes de quatorze à dix-sept étages rayonnant à 120 degrés autour d’un noyau central, un triptère donc, sera évacuée en 1994 et, faute de repreneur, détruite en 2005 bien qu’elle fût alors désamiantée, pour permettre le déploiement du quartier d’affaires Euronantes.

«Au sommet, un restaurant»
Les immeubles d’habitation ne sont pas en reste dans ces décennies dites glorieuses: l’agglomération nantaise possède à Saint-Herblain, avec l’immeuble du Sillon-de-Bretagne de Boquien et Ganuchaud, un autre triptère, un ensemble d’habitation sociale dont les vingt-sept étages du noyau central culminent à 85 mètres, les premiers habitants s’installant en 1971. Avec ses dix-sept étages, la Maison Radieuse du Corbusier inaugurée en 1955 sur la commune de Rezé, au sud de Nantes, avait pu étonner par sa masse et son expression architecturale, mais sa cinquantaine de mètres de hauteur restait relativement modeste par rapport à ce qui allait suivre. Le projet de la Tour Bretagne cependant, dans sa version initiale, s’inscrit dans un ordre de grandeur proche de ses congénères des années 1960-1970. En illustration de l’éditorial du maire, le Bulletin municipal de Nantes qui fait le bilan des deux premières années de la municipalité Morice en février1967 présente en pleine page la photographie de la maquette de la tour accompagnée de cette légende: «Haute de 100 mètres, elle sera visible à 30 kilomètres à la ronde. Comprenant 18 étages, elle pourra abriter 700 véhicules environ, une station-service, des locaux commerciaux et de nombreux bureaux. Au sommet, un restaurant panoramique1.»
Plus loin, au titre de l’engagement de Nantes dans le renouveau de l’administration des grandes villes, le bulletin conclut par l’évocation du nouveau centre administratif édifié en place de l’ancien faubourg du Marchix: une vue oblique montre les quatre édifices administratifs déjà construits «au cœur de la ville, là même où naguère subsistait encore un îlot insalubre», la Trésorerie générale, la Sécurité sociale et l’Hôtel des postes sur la place Bretagne reconfigurée, plus loin l’immeuble des Allocations familiales, sans omettre le grand signal de la ville moderne: «Au premier plan, à droite, s’élèvera la Tour Bretagne.» L’image de la maquette est publiée en ouverture d’un article consacré au futur centre de Nantes dans la livraison du même mois de Nantes Réalité, la revue de la Chambre de commerce et d’industrie de Nantes: «Quartier du Marchix: la disparition des taudis se poursuit. La place de Bretagne, qui a été remodelée entièrement et qui a vu s’élever les deux beaux immeubles de la Sécurité Sociale et de la Poste, doit être complétée, au fond et du côté de la rue de l’Arche-Sèche, par la construction d’une tour de 90 mètres de haut destinée à des bureaux et dans laquelle pourraient prendre place, outre des parkings, un drugstore, un restaurant, un hôtel de grande classe2»
Ainsi, au-delà de l’affirmation du rayonnement régional de Nantes («de la Tour Bretagne dominez tout l’Ouest de la France et ses quatorze départements3»), la tour signal de la métropole d’équilibre moderne participe de trois enjeux: la rénovation urbaine, avec la résorption de l’habitat insalubre dont on n’envisage pas encore la réhabilitation, la régénération du centre avec le développement de l’offre de bureaux et l’ouverture de locaux commerciaux, le déploiement de nombreuses places de stationnement. L’opération associe deux projets, le parking de la tour destiné aux occupants des bureaux et, destiné aux chalands des magasins du centre, un parking municipal creusé sous la place sur l’emprise du domaine public, comme un terminal de la pénétrante Ouest, à l’instant où l’automobiliste se mue en piéton. Si la voiture individuelle doit dans l’esprit du temps arriver au cœur des villes, les quartiers centraux dédiés au commerce de détail appellent l’apaisement que Jean Lecanuet mettra en œuvre dans sa ville de Rouen en rendant piétonnière la rue du Gros-Horloge, une première en France entre1970 et1972.

Rompre «la monotonie du site»
Bien que fermement hostile au «tout piéton», André Morice amorcera durant l’été 1973 l’articulation entre pénétration des automobiles au centre et déambulation. Les quelques rues du quartier du Bouffay livrées aux badauds ouvrent timidement la politique lecanueto-giscardienne des plateaux piétonniers qui se poursuit largement aujourd’hui. La programmation du parking Bretagne est précoce, il ne sera pas le premier en service à Nantes: cette fin des années 1960 voit plusieurs projets de parkings-silos privés ou publics, livrés dans les premières années de la décennie suivante, parking Neptune de Jambry et Giudicelli, parking Moulin-Mairie d’Évano et Pellerin (actuel Decré-Bouffay) parking de la gare de Sentenac… Concédé à la Société des parkings de Bretagne représentée par Pierre Laporte4, le promoteur de la Tour, le parc de stationnement municipal est prolongé d’une station-service aménagée le long de la rue Léopold-Cassegrain.
Dans les débuts de la réflexion sur la rénovation de l’îlot B du Marchix, ou «l’îlot de l’Abreuvoir», le thème du parking est bien présent, au sein d’un bâtiment rachetant la dénivelée de 15 mètres entre la place du Cirque, au bord de l’ancien lit de l’Erdre, et la place Bretagne5. Le projet manque d’ambition moderne pour l’architecte-conseil du département qui incite en novembre1964 à travailler «une flamme rompant la monotonie du site6», le même Noël Le Maresquier ayant engagé les architectes du Sillon-de-Bretagne à regrouper l’ensemble en une haute structure unique. Il y aura donc une tour au cœur de Nantes, comme à la même époque s’élève à Paris la tour Montparnasse7. Le maire André Morice et son adjoint à l’urbanisme André Routier-Preuvost ont confié le dossier à la société d’économie mixte du département, la jeune Société d’équipement de Loire-Atlantique (Sela). À elle de réunir sous la houlette du promoteur Pierre Laporte un consortium de banques et d’entreprises du bâtiment et des travaux publics formé en société civile immobilière.
L’architecte désigné, Claude Devorsine, travaille avec Daniel Coisy, ingénieur structure au sein du bureau d’étude Marcel André8. Quadrilatère bordé en bas par la place du Cirque et la rue de l’Arche-Sèche, en haut par la place Bretagne, longé par la rue de l’Abreuvoir et ses emmarchements, le terrain est difficile, petit en surface, quelque 1 800 mètres carrés, la veine granitique du sillon de Bretagne accusant une cassure d’une quinzaine de mètres à son extrémité sur l’ancien cours de l’Erdre. La tour combinera trois registres: surmontée de superstructures techniques, la tour proprement dite, avec ses vingt-neuf étages, est montée sur un soubassement élevé de trois niveaux à partir de la place Bretagne, auxquels s’ajoutent dans le décaissé du rocher six niveaux de parking (350 places) qui rejoignent la cote basse de la place du Cirque. «J’ai eu l’idée de faire reposer l’ensemble sur quatre poteaux et de tendre comme une peau de tambour une plate-forme de 5 000 tonnes. Les filins d’acier qui le maintiennent sont ancrés dans le rocher. Personne à ma connaissance n’a réalisé ailleurs ce formidable exercice d’équilibre», s’enorgueillira l’architecte9. La tour, sur un plan carré de 27 mètres de côté, paraît ainsi posée au-dessus de la ville sur une plateforme accessible aux voitures par une rampe qui serpente élégamment au flanc du soubassement. Pour atteindre ce rez-de-chaussée surélevé, les piétons pouvaient à l’origine prendre un escalier mécanique intérieur ou profiter de la promenade au-dessus de la ville offerte par la rampe aujourd’hui condamnée. Palliant la disparition de l’ancien escalier public, un second escalier mécanique reliait la place à la rue de l’Abreuvoir, extérieur celui-là, depuis remplacé par des ascenseurs lors du retrai-tement de la place et de la réfection parking municipal porté de 525 à 663 places en 200010.
Les travaux dureront cinq ans, le permis de construire délivré en septembre
1971 et la tour inaugurée à l’automne 1976. L’édifice a gagné en hauteur depuis les premières études. L’altitude de 144 mètres généralement avancée doit s’entendre depuis le niveau bas du parking du côté de la place du Cirque, jusqu’au sommet des superstructures. La hauteur de la tour, de la plateforme à la terrasse, avoisine les 100 mètres. Le choc pétrolier de 1973 a alors ralenti l’empressement des investisseurs. Les 16000 mètres carrés de bureaux peinent à trouver preneurs, dévolus dans un premier temps à divers organismes publics, tout comme la galerie commerciale prévue dans le soubassement dans laquelle s’installera le Centre de communication de l’Ouest: son directeur d’alors pourra ironiser sur sa satisfaction à profiter du meilleur emplacement de Nantes, le seul d’où l’on ne voit pas la tour.

Lola et l’architecte
Si en ces temps de crise les milieux économiques ont momentanément perdu leur enthousiasme pour les tours de bureaux, la désaffection du grand public sera plus longue, «l’urbanisme vertical» remis en cause avec la critique de la rénovation urbaine, de l’urbanisme sur dalle et des grands ensembles d’habitation. Déjà, la politique de réhabilitation des quartiers anciens s’annonce, la municipalité Chénard élue en 1977 renonçant aux pénétrantes et au centre directionnel au profit d’un traitement doux du quartier Madeleine-Champ-de-Mars, tandis que le postmodernisme qui titille les architectes se veut plus près de la culture des usagers. On moquera longtemps l’échec de l’immeuble de grande hauteur, objet de légendes, l’éclairement des bureaux le soir notamment pour simuler une occupation inexistante.
La tour est aujourd’hui mise en valeur par la réouverture de sa terrasse d’où le visiteur jouit d’une superbe vue sur la ville. Les initiateurs du projet parlaient d’un restaurant panoramique, abandonné au profit d’une boîte de nuit. Ménagée en périphérie des bureaux construits en retrait de ce 29
e étage, la terrasse ne fut par la suite accessible qu’à leurs usagers et visiteurs. Désormais, Le Nid, un bar imaginé par l’artiste Jean Jullien dans le cadre du Voyage à Nantes, occupe le dernier niveau et assure l’accès à la terrasse, tout à loisir pour le promeneur de laisser flâner son regard sur le panorama à travers les mailles du grillage qui l’encage ou, selon son gré, de prendre une leçon d’urbanité, voire d’urbanisme. Avec le magnifique déploiement en courbe et contrecourbe de la rampe, ce belvédère reste un des atouts majeurs de la tour et contribue à sa réhabilitation dans l’esprit des Nantais.
Les nostalgiques du Nantes ancien pourront se souvenir de l’îlot détruit mis en scène par Jacques Demy qui, dans son premier long-métrage tourné en 1960, y situe le domicile de sa Lola
11. L’immeuble qu’habite Lola, Cécile à la ville, ouvre sur l’escalier qui prolonge la rue de l’Abreuvoir jusqu’à la place Bretagne. Un autre personnage du film, la jeune Cécile (la future Lola?), est censée vivre non loin de là, dans la rue du Calvaire. Plutôt que filmer un escalier sans caractère de cette rue, Demy détourne le moderne escalier d’un immeuble tout récent de la rue de Budapest ouverte en 1955 entre la rue du Calvaire et la place Bretagne12. Il ne pouvait savoir, «ironie du sort», que l’architecte de l’immeuble, Claude Devorsine, y a son agence où quelques années plus tard il dessinera la Tour Bretagne et fera disparaître tant l’immeuble de Lola que l’escalier de l’Abreuvoir.

Place publique #59
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