mai-juin 2014

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édito
Tantôt remède, tantôt poison
Ne soyons ni craintifs ni béats. Le numérique est une chance. Il nourrit de formidables espoirs, mais recèle bien des dangers et alimente plus d’une illusion. Ce dossier dresse un état des lieux à Nantes et s’interroge sur l’usage démocratique des nouvelles technologies de l’information.
Le numérique est un langage qui consiste à traduire une information en séries de nombres, ceux qui apparaissent en surimpression dans notre image de couverture. Et c’est ce langage que parlent, ou qu’ont parlé, les ordinateurs.
Le numérique est une technologie qui, grâce à l’électronique, est capable de traiter de plus en plus de données telles que le son ou l’image… Et cette technologie trouve des applications économiques dans les domaines les plus variés, détruisant d’anciennes activités, en suscitant de nouvelles.
Le numérique, enfin, est une culture. Du feu à l’imprimerie, de la roue à la machine à vapeur, toute invention importante modifie notre vision du monde, notre relation aux autres et à nous-mêmes. La circulation massive, instantanée et permanente d’informations brouille nos conceptions traditionnelles du temps et de l’espace ; met en péril la notion même d’intériorité ; questionne les détenteurs du savoir et du pouvoir.
On le voit, notre dossier est adossé à un arrière-plan vertigineux qui rend totalement dérisoire toute ambition de dire le tout sur le tout. Nous nous sommes donc bornés à une double entrée.

D’abord un état des lieux, ici et maintenant, au moment où Nantes s’est dotée d’un adjoint au Numérique, s’apprête à accueillir la sixième édition du Web2day, devenu l’un des festivals majeurs du numérique en France, tandis qu’en avril, avec Croisements numériques, Saint-Nazaire montrait la fécondité des rapports entre arts et nouvelles technologies. Ensuite, une interrogation sur un sujet au cœur des préoccupations d’une revue citoyenne comme la nôtre : le numérique, est-ce bon pour la démocratie locale ?

Cette double approche a été gouvernée par une volonté de discernement. Pas question de nous joindre à la grande déploration sur le temps qui passe, sur les formes anciennes de connaissance et d’expression que viendrait submerger la barbarie numérique. Mais pas question non plus de partager l’enthousiasme naïf de ceux qui confondent l’invention d’Internet avec la création du monde. Tout au long de ce dossier, nous nous sommes efforcés de soupeser, de mesurer, d’évaluer, de questionner pour distinguer les espoirs des illusions.
Délibérément, ce dossier s’ouvre sur une fiction signée d’Olivier Ryckewaert. On y raconte le dimanche ordinaire d’une famille ordinaire, peut-être un peu plus branchée que la moyenne tout de même… Une manière de faire toucher du doigt les usages familiers du numérique, de montrer que l’avenir est déjà là et de peindre avec humour le rôle des machines pensantes dans les relations entre parents et enfants. Et comme toute technologie nouvelle engendre son sabir, nous avons prudemment fait suivre cette nouvelle d’un glossaire traduisant quelques expressions en français courant.

Hélène Maury, de l’Agence d’urbanisme de la région nantaise, décrit, chiffres à l’appui, le poids du numérique dans l’agglomération : déjà 23 000 emplois, sans parler de son impact sur des branches étrangères à la filière proprement dite. Elle présente les efforts réalisés par les collectivités pour favoriser cet essor. Des coups de projecteur sur la Cantine numérique, sur Ouest Médialab, sur l’association Médiagraph permettent de faire plus ample connaissance avec quelques-uns des pionniers du numérique.

Un peu de mémoire ne nuit pas. Gabriel Vitré, le secrétaire général du Conseil de développement, nous rappelle que Nantes fut une ville en pointe dans le domaine de la télématique. C’était au siècle dernier, à la lointaine époque du Minitel…

Claire Gallon, elle, est une militante de l’open data, l’ouverture au public des données de l’État et des collectivités. Elle montre que Nantes, mais aussi le Département et la Région, ont joué un rôle précurseur en la matière. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer mesurée dans le bilan de cinq ans d’action : « ce n’est qu’un début… »

Nous refermons cette première partie par un entretien avec Francky Trichet, le nouvel adjoint au Numérique : comment un universitaire spécialiste des nouvelles technologiques a décidé d’entrer en politique ; comment il entend fédérer l’écosystème numérique ; comment il voit dans les nouvelles technologies « un accélérateur de gouvernance ouverte » ; comment la ville de demain pourra se montrer plus intelligente, plus facile à vivre…

Moins descriptif et plus critique, le second volet s’interroge, on l’a dit, sur les rapports entre numérique et démocratie. La récente campagne municipale a été l’occasion pour les candidats d’utiliser Internet comme ils ne l’avaient jamais fait jusque-là à l’échelon local. Impossible de rester en dehors du jeu où tous se sont lancés. Mais à quoi bon ? Ni Twitter ni Facebook n’ont fait reculer l’énorme abstention. Que pèsent les gadgets par rapport au fardeau du chômage de masse qui fait douter tant de nos concitoyens de l’efficacité de la politique ?
Président du Conseil de développement de Nantes Métropole, Philippe Audic est devenu un spécialiste de la démocratie locale. Il se dit persuadé que le numérique bouleverse la donne dans au moins trois domaines : l’information, le gouvernement local, l’organisation du débat public. La manière dont sera traitée la considérable question des franchissements de la Loire sera un test de la validité de ses analyses.

Architecte, historien, ingénieur, Antoine Picon répond à nos questions sur ce qu’on appelle les villes intelligentes, c’est-à-dire ces villes qui utilisent toutes les ressources du numérique pour mieux fonctionner. Une question technique, bien sûr, mais aussi, mais d’abord, politique. Car la tentation est forte de laisser de grands acteurs privés réduire la question de la ville à celle de la mécanique des fluides. Et le citoyen dans tout ça ? Et le débat sur la ville souhaitable ?

Le philosophe Bernard Stiegler, qui a eu l’occasion de mener une mission à Nantes, tient un discours voisin, même si sa tonalité est plus alarmiste. Aux villes intelligentes, il oppose les « territoires réflexifs », qui usent des mêmes outils numériques, mais à des fins différentes. On remarquera d’ailleurs que leurs mises en garde rencontrent un certain écho auprès de Francky Trichet, le nouvel adjoint au Numérique, quand ce dernier suggère de « lancer des appels à projets pour imaginer des usages urbains nouveaux du numérique plutôt que de se contenter des solutions globales, livrées clés en mains par les grands groupes. »

Un ultime entretien, avec le sociologue Dominique Cardon, clôt ce dossier et en propose une sorte de résumé. Oui, Internet offre des capacités d’expression nouvelles et des voies d’accès inédites au savoir. Mais Internet est aussi devenu le terrain de jeu d’énormes puissances financières.

Promesses et limites démocratiques. Espoirs et illusions. Le numérique modèle notre époque ; il en est aussi l’enfant. L’enfant de l’individualisme contemporain, de notre défiance à l’égard des institutions, d’un système économique déréglé. En cela, comme le rappelle Bernard Stiegler, il est bien le pharmakon dont parlaient les Grecs anciens, tantôt remède, tantôt poison selon l’usage et le dosage. n