Sommaire #3






MARIE-ODILE BOUILLÉ
est première adjointe au maire de Saint-Nazaire. Elle est également vice-présidente du conseil général, en charge de la Culture.




JEAN RENARD est professeur émérite de géographie à l’université de Nantes. Il prépare un ouvrage sur les relations entre Nantes et Saint-Nazaire. Il est aussi membre du conseil de développement de la communauté urbaine de Nantes.




LAURENT THÉRY est directeur général de la Samoa (Société d’aménagement de l’Ouest atlantique). Il a été directeur du développement de Saint-Nazaire dans les années 1980 avant de rejoindre Nantes où il a dirigé le District devenu Communauté urbaine. Il est membre du comité de rédaction de Place publique.




BRUNO HUG DE LARAUZE est président de la chambre de commerce de Saint-Nazaire. Il a aussi été directeur de cabinet du président de la chambre de commerce de Nantes, Alain Mustière, à l’époque où les institutions consulaires ont joué un rôle important dans le rapprochement entre les deux villes.
Place publique #3
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LE DÉBAT

Où en sont les relations entre Nantes et Saint-Nazaire

LE SUJET > Où en sont les relations entre Nantes et Saint-Nazaire ? Au moment où l’on s’efforce de remettre en état l’estuaire, ce trait d’union entre les deux villes, le moment était venu de s’interroger sur la nature des liens qui les unissent. Jadis rivales, aujourd’hui associées au sein d’une même métropole, Nantes et Saint-Nazaire ont-elles un avenir commun ? Qui pilote ce vaste territoire sans unité juridique ou politique ? Nantes ne ferait-elle pas mieux de se tourner vers Rennes, Angers ou Brest ?
Les débats de Place publique sont co-organisés avec Nantes Culture et Patrimoine. Leur enregistrement sonore et visuel est versé aux collections du Musée du château.




THIERRY GUIDET > Ce débat porte sur l’état des relations entre Nantes et Saint-Nazaire. Nous allons, tout naturellement, nous efforcer de comprendre d’où nous venons et tâcher de déterminer où nous allons. Commençons donc par l’histoire : Saint-Nazaire est née au 19e siècle des défauts du port de Nantes, des difficultés rencontrées par des bateaux de plus en plus gros, pour remonter l’estuaire. Une rivalité naît ainsi entre les deux villes : le port de Saint-Nazaire devient plus important que celui de Nantes, la construction navale se déplace de Nantes à Saint-Nazaire. On va voir pourquoi et comment les choses ont changé, comment nous sommes passés de la rivalité à la coopération, et jusqu’à quel point. Ensuite, nous examinerons la situation actuelle et notamment le décalage qui existe entre la métropole Nantes / Saint-Nazaire vue par les élites, les élus, les responsables économiques, les technocrates de tout poil et la population. Les Nantais viennent-ils vraiment à Saint-Nazaire ? Les Nazairiens vont-ils vraiment à Nantes ? Et puis nous terminerons par un peu de prospective. Comment gouverne-t-on une métropole qui ne possède pas de réelle personnalité juridique ou politique ? Il n’y a pas d’élus métropolitains en tant que tels. Que fait-on vis-à-vis d’une situation économique qui échappe largement à tout contrôle local et qui pèse d’un poids déterminant sur l’évolution de la métropole ? Il suffit d’évoquer Airbus et les Chantiers navals. Nous allons, pour commencer, donner la parole à Jean Renard, demander au géographe de se faire historien…

JEAN RENARD > Historiquement, les rapports entre les deux villes ont été des rapports de concurrence et d’opposition plutôt que de franche collaboration. C’est le moins qu’on puisse dire. Mais je voudrais préciser d’emblée qu’il ne faut par personnifier les choses. Ce n’est pas Nantes ou Saint-Nazaire, les villes en tant que telles, qui agissent, mais bien les élus, les responsables économiques qui vont se déterminer en fonction d’intérêts particuliers, ceux des négociants, des industriels, des ingénieurs… On a des groupes sociaux qui jouent les uns avec les autres, les uns contre les autres. Je voudrais aussi rappeler une citation. En 1847, alors que Saint-Nazaire est encore dans les limbes, voilà ce qu’écrivait Victor Mangin, le directeur du National de l’Ouest : « Ce que Nantes doit par-dessus tout redouter, c’est que Saint-Nazaire devienne port marchand comme on en a conçu et vanté le projet. Pour que Nantes prospère, il faut que Saint-Nazaire soit son satellite et ne devienne jamais port indépendant. » Tout est dit dans cette citation. À partir de 1856 jusqu’à la guerre de 14-18, Nantes ou, plus justement, les élites nantaises vont essayer de brider l’expansion de Saint-Nazaire. C’est vrai notamment de la chambre de commerce de Nantes qui va faire des pieds et des mains pour empêcher le port de Saint-Nazaire de prospérer et une chambre de commerce de Saint-Nazaire de se créer. Et puis quand le trafic portuaire de Saint-Nazaire dépasse celui de Nantes se pose le débat entre les « loiristes » et les « canalistes » : faut-il améliorer le chenal ou créer un canal latéral à la Loire ? Deux options techniques différentes au service d’une même fin : retrouver à Nantes les trafics perdus au profit de Saint-Nazaire. Mais il ne faut pas oublier un troisième personnage : l’État. C’est lui qui prend les décisions en lieu et place des acteurs locaux, c’est lui qui décide qu’on fera à Saint-Nazaire un port permettant, par la suite, de rejoindre l’Amérique par les lignes transatlantiques. C’est l’État qui accorde, ou n’accorde pas, une chambre de commerce à Saint-Nazaire ou une ligne de chemin de fer. J’anticipe un peu, mais c’est cela qui va changer par la suite : aujourd’hui, l’État n’a plus la main. Ce sont les élus locaux, au travers, par exemple de la Conférence métropolitaine, qui depuis les lois de décentralisation, possèdent davantage de pouvoirs de décision. Mais jusqu’aux années 1960-1970, c’est encore l’État qui décide. On le voit avec la création du Port autonome, en 1966. Il y a donc des décisions, qu’on appellera hétéronomes pour faire savant, venues de l’extérieur, qui jouent un rôle décisif dans l’histoire du couple Nantes / Saint-Nazaire. C’est encore le cas aujourd’hui avec les décisions concernant les grandes industries, les Chantiers, Airbus, mais il s’agit de décisions qui, cette fois, échappent largement à l’État lui-même.

THIERRY GUIDET > Comment passe-t-on de cette situation de concurrence entre les armateurs nantais et le port naissant de Saint-Nazaire à la coopération qu’on a connue par la suite ?

JEAN RENARD > Dans la mesure où les efforts pour approfondir le chenal ont leurs limites et où Nantes finit par faire son deuil de sa prééminence portuaire, tout naturellement se produit un glissement vers l’aval du port et des industries. En fait, aujourd’hui, le port, il n’est ni à Nantes ni à Saint-Nazaire ; il est entre les deux, en particulier entre Donges et Saint-Nazaire. C’est comme si un troisième larron avait fait disparaître la concurrence entre les deux villes. Mais ce cas de figure, on va le retrouver dans la plupart des estuaires du monde. Quand on a un port de fond d’estuaire et un avant-port, l’avant-port grandit et devient le port principal dans la mesure où les tirants d’eau ont augmenté régulièrement, même si la course à l’agrandissement des navires s’est maintenant arrêtée.

LAURENT THÉRY > Pendant très longtemps et jusqu’à une époque récente, ces deux villes se sont vécues dans un rapport d’opposition, essentiellement du fait de la ville de Nantes : c’est elle qui existait et Saint-Nazaire tentait de se construire. C’est l’État qui a arbitré : la création de Saint-Nazaire tout d’abord, l’industrialisation de l’estuaire, la constitution de la métropole Nantes / Saint-Nazaire elle-même qui était une volonté de l’État et non des collectivités, ensuite la création du Port autonome. Ce n’est qu’à partir du début des années 1990 qu’est apparue une volonté de coopération entre les villes. Et ça, ce n’est pas vrai dans tous les estuaires. Tenez, en Allemagne, Bremerhaven est le résultat de la volonté de la bourgeoisie de Brême qui a décidé de créer son avant-port. Nantes, au contraire, a résisté autant que possible au développement de Saint-Nazaire. Saint-Nazaire a été créée comme un port, mais s’est développée comme une industrie. Je suis arrivé à Saint-Nazaire au début des années 1980, on ressentait très fort une identité, un sentiment d’appartenance à cette capitale de la construction navale. Il y avait les cols bleus de Saint-Nazaire et les cols blancs de Nantes. Une culture ouvrière s’était construite comme une alternative à celle de Nantes, à celle de sa bourgeoisie, de ses élites. La différence entre les villes s’est aussi traduite dans la vie citoyenne. Par exemple, j’avais l’impression, au début des années 1980, qu’il y avait plus de différences entre Nantais et Nazairiens du même syndicat qu’entre telle organisation et telle autre.

THIERRY GUIDET > Marie-Odile Bouillé, on vient de dire que le rapprochement entre Nantes et Saint-Nazaire avait été largement le fait d’une volonté de l’État et qu’il n’est vraiment devenu une volonté des villes qu’au début des années 90. N’y avait-il pas là quelque chose de très politique ? À l’époque, le département était à droite, la région aussi, n’aviez-vous pas l’intention de constituer un axe urbain de gauche pour rééquilibrer les choses ?

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Peut-être bien… Saint-Nazaire était de gauche depuis fort longtemps, Nantes depuis bien moins longtemps. Moi-même, je suis née à Nantes, j’y ai fait mes études, je suis venue à Saint-Nazaire pour y travailler, et je ressentais très clairement cette différence de cultures dont parlait à l’instant Laurent Théry. Les Nazairiens étaient très fiers d’être nazairiens et le disaient. Les Nantais aussi étaient très fiers, ils le disaient moins, comme si ça allait de soi. Dans un département et une région de droite, c’était bien normal que ces deux villes de gauche travaillent ensemble. Mais en théorie, car après, concrètement, ce n’était pas si simple que cela. Je pense que la naissance des intercommunalités a été quelque chose de déclenchant. Nantes s’était habituée à travailler avec les maires des communes environnantes. Dès lors, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas travailler avec une autre agglo qui n’était pas très loin, juste à l’ouest du département ? Cela dit, la métropole Nantes / Saint-Nazaire, vous le rappeliez au début du débat, est beaucoup plus présente dans la tête des décideurs, des élus, de ceux qui font les villes, que dans la tête des citoyens lambda. Pour autant, beaucoup de Nantais viennent travailler à Saint-Nazaire et réciproquement. Les Nazairiens vont de toute façon à Nantes parce que c’est la préfecture alors que les Nantais pour venir à Saint-Nazaire ont besoin de quelque chose qui les motive, les grands paquebots, par exemple. Je me souviens du départ du Queen Mary 2, et du monde qui était massé sur le bord de mer. Il n’y avait pas que des Nazairiens ! Il y avait beaucoup de Nantais… On ressentait une grande fierté et de la reconnaissance à l’égard de ce savoir-faire nazairien qui dépassait d’ailleurs les limites de la métropole pour s’étendre au département, à la région. D’ailleurs, avec ma double fonction d’élue nazairienne et d’élue départementale, j’ai un regard particulier sur cette métropole. Au conseil général on regarde ça en se disant : mais, qu’est-ce qu’ils sont en train de nous construire, là ? Tous ces élus de Nantes, de Saint-Nazaire, de Savenay et d’ailleurs qui forment des projets ensemble, qui sont en train d’aménager un territoire ensemble, qu’est-ce que ça veut dire demain pour le département ?

THIERRY GUIDET > Avant de parler de l’actualité, je souhaiterais que Bruno Hug de Larauze revienne sur cette histoire des relations entre les deux villes que nous avons arpentée avec des bottes de sept lieues.

BRUNO HUG DE LARAUZE > Eh oui, les choses vont vraiment vite ! Je suis arrivé à Nantes en 1989. Il y a eu un changement politique à Nantes à ce moment-là, mais surtout plusieurs événements concomitants, survenus en trois ou quatre ans : le TGV, le doublement de l’aéroport, le périphérique, le tramway, l’évolution de l’université, la Cité des congrès, et j’en oublie… Tout d’un coup, grâce à ces infrastructures, la ville de Nantes a changé de dimension. Et cela après la fin des chantiers Dubigeon, la mutation de la métallurgie et de toute l’industrie traditionnelle. Au moment où ça fermait à Nantes, l’enjeu était d’assurer le développement à Saint-Nazaire. Ce qui avait été fait un siècle avant pour le port, contre l’avis des Nantais, était en train de se refaire au plan industriel. Mais les chambres de commerce ont été plus intelligentes qu’au siècle précédent. Elles ont eu un rôle déterminant – je tiens à saluer des gens comme Georges Volkoff, Franck Lang, Alain Mustière 1 –, elles se sont demandé ce qui avait vraiment changé dans le monde. N’oublions pas que 1989, c’est aussi la chute du Mur de Berlin. On a un territoire qui a changé de dimension : veut-on continuer à jouer les villages de l’Ouest ou être une métropole européenne ? On a fait un diagnostic sans concession en se demandant quels étaient nos atouts et nos faiblesses et ça a débouché sur le projet Nantes Atlantique. Si l’on veut être une métropole européenne, il faut mettre en commun nos forces. Sommes-nous prêtes, nous chambres de commerce, à nous remettre nous-mêmes en cause, c’est-à-dire à mettre en commun nos services ? En 1993, nous avons ainsi constitué le Groupement interconsulaire de Loire-Atlantique. C’était une première nationale. Ce qui comptait, c’était que le tissu économique de Nantes / Saint-Nazaire, ou du département, peu importent les frontières, soit taillé pour la compétition mondiale qui s’annonçait. On a été cohérents jusqu’au bout, on a pris la mesure de ce qui manquait, notamment dans le domaine universitaire. Mais on s’est dit en même temps qu’une métropole ne pouvait pas exister si on ne la consolidait pas. Nous avons ainsi été très attentifs à muscler le commerce de centre ville de Saint-Nazaire. On ne pouvait pas laisser la centralité commerciale de Saint-Nazaire disparaître au profit de Nantes. On est passé d’une logique de défiance à une volonté d’entreprendre en confiance. Ça ne se décrète pas. Il a fallu qu’on travaille, mais c’était l’enjeu majeur. Est-ce qu’on attend d’être les victimes de la globalisation en contribuant à gérer nos villages gaulois ou est-ce qu’on se dimensionne pour tenir un rang qui doit être le nôtre au moment où le recentrage de l’Europe se fait à l’Est, au moment où nos infrastructures nous donnent un rayonnement européen ? C’est pour ça, par exemple, qu’en 1992 la chambre s’est fortement impliquée en faveur du FCN, qui devait être relégué en Deuxième division pour des raisons de gestion. Avec les entreprises, avec les pouvoirs politiques, on s’est débrouillés pour réunir les fonds nécessaires et, à l’époque, Guy Scherrer, un chef d’entreprise, a pris la présidence du club et ça s’est terminé par la Coupe de France en 1995. À l’époque, les choses paraissaient foutues, mais on s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser faire ça. Je ne raconte pas ça pour faire croire qu’on est des Zorro, mais qu’ensemble on a une intelligence collective et que lorsqu’on se met dans une logique de projet, on peut faire des choses extraordinaires.

LAURENT THÉRY > Je suis tout à fait d’accord sur l’importance des milieux économiques dans l’amorce, une des amorces principales, du rapprochement entre Nantes et Saint-Nazaire. D’ailleurs, ce rapprochement se fonde sur une réalité économique profonde. Mais je voudrais revenir sur les années 1980. Le début de tout ça, c’est la décentralisation, une inversion du moteur. C’est la fin de la période où l’État décidait dans quelles conditions le territoire évoluait ; les communes deviennent alors le moteur de leur propre développement. Pendant les années 1980, il a fallu le temps de cette maturation, que chaque territoire se prenne en main, organise sa propre gouvernance, organise son territoire élargi pour pouvoir, ensuite, travailler avec le voisin. Et puis, à Saint-Nazaire, ces années-là ont été des années terribles, celles de la crise de la navale. C’était une crise existentielle pour cette ville ! Chaque nouvelle période de chômage partiel dans les Chantiers annonçait la fermeture de commerces, avenue de la République. L’existence même de Saint-Nazaire était en cause. En parallèle au travail des chambres de commerce, il y a eu un travail de la Ville pour faire que Saint-Nazaire soit une matrice de son propre territoire, et pas simplement le support de ce que s’y passe. Nous avons construit un projet global de développement pour que la ville devienne actrice de son destin. Dans les années 1980, penser le développement de Saint-Nazaire sans s’ouvrir sur Nantes, ça ne pouvait pas aller. Saint-Nazaire, c’était une industrie en crise, un pôle de services minuscule, alors que Nantes dominait toute l’économie tertiaire et que La Baule, une réalité politique, sociologique extrêmement différente, monopolisait tout l’aspect touristique, ludique et même commercial. On allait faire ses courses à La Baule le dimanche plutôt que de les faire, le samedi, avenue de la République. La chambre de commerce parlait de Nantes Atlantique et, en même temps, Jean-Marc Ayrault disait : l’effet Côte Ouest. Et c’est vrai qu’un des atouts de Nantes est d’être l’une des villes majeures de la façade atlantique.

JEAN RENARD > Deux ou trois observations. Faire une opposition gauche-droite serait un peu simpliste. Dans les Pays de la Loire les responsables politiques ont souvent tiré dans le même sens pour le développement de Nantes / Saint-Nazaire. Le rôle d’Olivier Guichard n’a pas été négatif à ce niveau-là. On le voit au travers des structures qui ont été mises en place. Je pense à l’ACEL, l’association communautaire de l’estuaire de la Loire, d’abord placée sous la responsabilité d’un président de conseil général de droite. Des observatoires scientifiques ont aussi été créés. Deuxième point : La Baule, dont Laurent Théry vient de parler. On ne peut pas concevoir le territoire Nantes / Saint-Nazaire sans un troisième membre dans le couple, si je puis dire, c’est-à-dire La Baule et la presqu’île guérandaise, voire Pornic. C’est là une locomotive importante du développement touristique, qui joue un rôle essentiel dans l’image de la région nantaise. Une analyse prospective ne peut pas oublier cet élément territorial dans ce puzzle de territoires, de même qu’il ne faudrait pas oublier la rive sud de la Loire, et malheureusement, l’actuel schéma de cohérence l’a oubliée, du fait de la responsabilité des élus du Pays de Retz. Pour un géographe qui voit ça de l’extérieur, c’est une incohérence totale alors que la directive territoriale d’aménagement de l’État, elle, a pris les choses à la bonne échelle. Au conseil de développement de la communauté urbaine de Nantes, je ne cesse de le dire et de le répéter.

LAURENT THÉRY > Mais c’est parce que les élus du Sud n’ont pas souhaité s’y associer…

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Tout à fait. L’histoire leur donnera tort. C’est une erreur très grave, vous avez raison. Il faut raisonner sur les deux rives de l’estuaire et pas chacun dans son coin. Cela n’a aucun sens.

THIERRY GUIDET > Nous sommes rapidement passés de l’histoire à l’actualité et c’est bien normal. Pour assombrir un peu le paysage radieux que vous venez de brosser, il me semble qu’il y a deux éléments à prendre en compte aujourd’hui. D’une part, la différence qui existe entre la métropole pensée et la métropole vécue. D’autre part, l’émergence d’un certain nombre de réserves vis-à-vis du concept même de métropole Nantes / Saint-Nazaire. Il y a aujourd’hui des estuaro-sceptiques qui font trois types de critiques, que résume bien le récent livre de Jean Joseph Régent 2. Un, mais ce n’est pas l’essentiel, Nantes / Saint-Nazaire, c’est beaucoup de communication et peut-être pas beaucoup de fond. Deux, l’aire urbaine de Nantes se développe selon un axe Nord-Sud plutôt que Est-Ouest, et ce phénomène s’accélérera si l’aéroport de Notre-Dame des Landes voit le jour. Trois, après tout, Nantes aurait plus intérêt à rechercher des liens avec d’autres villes du grand Ouest, Angers, Rennes, voire Brest plutôt que de privilégier ses relations avec Saint-Nazaire. Que répondez-vous à ces critiques ?

JEAN RENARD > Ce que je peux dire, études sérieuses à l’appui, c’est qu’il y a bien un basculement des régions du sud de Nantes, le Choletais et le nord de la Vendée, vers l’estuaire, ce qui est tout à fait nouveau parce que, pendant longtemps, le Choletais et Nantes ne se sont pas regardés.

THIERRY GUIDET > Basculement vers l’estuaire ou vers Nantes ?

JEAN RENARD > Vers l’estuaire parce que les grands donneurs d’ordres que sont les Chantiers et Airbus ont aujourd’hui un nombre impressionnant de sous-traitants dans le Choletais et dans le nord de la Vendée. Face à la crise des industries traditionnelles de la chaussure, de la confection et du meuble, les Vendéens et les gens du Maine-et-Loire qui sont très réactifs et très entreprenants ont su se retourner vers l’estuaire. Avec tous les nouveaux ponts qui se sont mis en place sur la Loire depuis une quinzaine d’années, on voit bien que tout le Sud bascule. La Vendée sans Nantes n’existerait plus même si elle a un président de conseil général qui veut rester maître chez lui. Je réagis en tant que géographe, ça me paraît un élément important dans la recomposition des territoires. Au nord d’une ligne Les Sables d’Olonne / La Roche-sur-Yon / Pouzauges, tout un territoire est aujourd’hui plus proche de Nantes qu’il ne l’a jamais été, de Nantes et de l’estuaire.

THIERRY GUIDET > Avant que l’heure soit venue de donner la parole à la salle, il y a quelqu’un qui réclame à cor et à cri de s’exprimer…

JEAN-MARIE TASSEEL 3 > La question que vous avez posée, celle du doute sur le bien-fondé de la métropole Nantes / Saint-Nazaire, me semble être une vraie problématique urbaine pour Nantes. On a dans l’Ouest un problème assez simple: il y a Nantes, Rennes, Angers. Et le phénomène métropolitain n’a pas effacé les concurrences entre les villes. La question est moins celle des relations entre Nantes et Saint-Nazaire, que, comme toujours, celle de la vocation de Nantes, et vous l’avez dit, cher professeur Renard, Nantes dont nous n’étions que l’avant-port. Trois villes aux alentours de 250 000 ou 300 000 habitants doivent trouver leur fonction métropolitaine. Je comprends les Nantais. Quelqu’un comme Jean Joseph Régent a raison de penser le phénomène métropolitain, et nous n’avons pas d’autre choix que de travailler à des coopérations entre Angers, Rennes, Nantes, mais Nantes, c’est Nantes / Saint-Nazaire, pour moi, c’est acquis. De fait, il ne faudrait pas qu’un substitut métropolitain vienne masquer l’enjeu qui est devant nous et qui va l’être de plus en plus avec la mondialisation. Je comprends l’interrogation. Mais il y a très longtemps qu’on a pensé cette métropole, c’est-à-dire qu’on a pensé l’Ouest. Je suis content qu’on ait rendu hommage à Olivier Guichard, à l’ACEL, à Marc Leroy 4. Nous sommes des héritiers et un héritier, il a une seule vocation, c’est de retransmettre.

LAURENT THÉRY > Aujourd’hui, on assiste à un phénomène de diffusion urbaine qui est très général mais dont les formes peuvent varier. Nantes / Saint-Nazaire, c’est un système bi-polaire, que les uns et les autres, depuis le début, ont voulu affirmer comme tel. On n’a jamais cherché un corridor urbanisé de Nantes à Saint-Nazaire. Je me souviens des premiers temps de l’ACEL, tout le monde affichait cette volonté de conserver cette bi-polarité. C’est notre force car cela veut dire qu’entre ces deux ensembles il y a un grand territoire vierge, qui est l’estuaire, qui a été longtemps considéré comme le territoire du vide et qui, demain, peut être deviendra un véritable atout pour le développement d’une forme originale de métropole. La métropole, ce n’est pas une situation donnée, ça ne peut être qu’un projet. On a une base solide. Est-ce qu’on s’en sert pour construire un projet qui ne soit pas enfermé, bien sûr, dans le rapport entre les deux villes, ni même sur la trilogie Nantes / Saint-Nazaire / La Baule ? C’est un projet qui s’ouvre sur les autres grandes villes de l’Ouest.

MARIE-ODILE BOUILLÉ > J’ai envie de réagir à ce que disait Laurent Théry qui parlait d’un vide entre Saint-Nazaire et Nantes. Il n’y a pas de vide, et si on n’y prend pas garde, bien au contraire, c’est le mitage des territoires qui nous menace avec l’urbanisation massive que nous connaissons aujourd’hui. Heureusement, le Scot (Schéma de cohérence territoriale) est vigilant et les élus sont bien conscients de l’urgence qu’il y a à loger les jeunes actifs dans leurs villes et pas de les envoyer à 30 ou 40 kilomètres de Nantes et de Saint-Nazaire…

LAURENT THÉRY > Je pensais à l’estuaire lui-même. Bien sûr, entre Nantes et Saint-Nazaire, il y a toutes ces communes dites, d’un terme un peu barbare, « multipolarisées » parce qu’elles sont attirées et par Nantes et par Saint-Nazaire ; elles ne sont pas dans le système urbain de l’une ou de l’autre tout simplement parce qu’elles sont dans le système urbain des deux.

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Les politiques de l’habitat et du déplacement sont vraiment…

THIERRY GUIDET > Eh bien, justement, puisque nous sommes entre nous, Marie-Odile Bouillé, le pont qui franchirait la Loire à partir du pays de Retz, à peu près à mi-chemin Nantes et Saint-Nazaire, qu’en pensez-vous puisque vous êtes, aussi, vice-présidente du conseil général ?

MARIE-ODILE BOUILLÉ > J’ai entendu très fortement pour le Sud-Loire l’importance de ce nouveau pont. J’ai entendu aussi que le pont de Saint-Nazaire était saturé, à quelques moments seulement, il faut quand même relativiser, on n’est pas à Cheviré. J’ai compris que c’est un ouvrage qui coûterait extrêmement cher. Qui va payer ? Moi je pense que c’est à l’État de prendre en charge un ouvrage aussi lourd, et peut-être nécessaire. Le conseil général, je suis désolée de vous le dire, compte tenu de son budget, même si c’est un milliard d’euros, mais consacré à plus de 80 % au social, à la solidarité, n’a pas les moyens de s’offrir ce pont.

THIERRY GUIDET > Donc, et c’est bien normal, vous êtes sur la ligne officielle du conseil général. On ne dit pas non pour ne pas faire de peine aux gens du pays de Retz, mais on sait que ça ne se fera jamais parce qu’on n’a pas les sous…

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Ah, je ne dis pas jamais, mais aujourd’hui, vraiment…

BRUNO HUG DE LARAUZE > J’ai envie de réagir très fortement sur ce sujet parce qu’il faut quand même qu’on raisonne à long terme. Le conseil général ne dit pas que ce pont ne se fera jamais, il dit que ce n’est pas facile à faire, qu’il faut regarder et mener des études. C’est une évolution intéressante. Et puis je rappelle que le pont de Saint-Nazaire a été fait de façon privée et heureusement qu’il y a eu un investissement privé, sinon il n’existerait toujours pas.

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Mais il est payant.

BRUNO HUG DE LARAUZE > Bien sûr, s’il est privé, il est payant. Aujourd’hui, il ne fait pas bon parler d’infrastructures. C’est toujours extrêmement cher, ça pose des problèmes environnementaux de plus en plus compliqués, et des conflits d’usages considérables. Eh bien justement, c’est le moment de réfléchir. Si l’aéroport de Notre-Dame des Landes n’avait pas été préparé par le conseil général de l’époque, on serait bien ennuyé aujourd’hui. Moi je crois que l’ensemble des responsables doivent raisonner à court et à long terme. On est incapable de mesurer à vingt ans, à trente ans, la gestion réelle des flux. En revanche, il faut qu’on crée les possibles et si on n’est pas capable de créer des possibilités de flux entre le nord et le sud, il ne faudra pas venir regretter que cette métropole se fasse plus au nord qu’au sud.

JEAN RENARD > J’ai écrit dans le courrier des lecteurs d’Ouest-France ma désapprobation à l’égard de ce projet. Un nouveau pont, c’est comme la nuée qui apporte l’orage ; un nouveau pont apporte pratiquement toujours de l’urbanisation. La condition nécessaire, qui ne sera peut-être pas suffisante, c’est de maîtriser le foncier, d’avoir une nouvelle politique drastique de l’utilisation des sols avec des interdictions de construire. Sinon… Regardez ce qui se passe actuellement, les promoteurs sont déjà sur les terrains, un certain nombre d’individus, de groupes sociaux ont déjà pris des positions. Il nous faut un président de la République, ou une présidente de la République, qui décide un contrôle des sols qu’on n’a pas en France, mais ça, je crois que c’est tout à fait utopique.

LAURENT THÉRY > Je suis tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Jean Renard. Et, en même temps, là où il y a des infrastructures, il y a de l’urbanisation, on ne peut pas faire autrement. Je ne prends pas une position en soi pour ou contre le pont, mais il faut savoir qu’une de nos richesses, c’est la situation actuelle de l’estuaire. L’estuaire de la Loire, ce n’est pas l’estuaire de la Seine, et heureusement ! Il y a autre chose avec quoi je ne suis pas d’accord : cette manière de présenter le pays de Retz comme une zone de retard de développement. Eh bien, c’est faux. Quand on regarde ce qui s’est passé dans le pays de Retz depuis quinze ans, cette zone s’est développée sur le plan démographique comme sur le plan économique plus vite que les agglomérations de Nantes et de Saint-Nazaire. Cette zone possède des atouts particuliers qu’elle ne devrait pas gâcher. Dans le Sud-Loire, il y a régulièrement des mythes qui ressortent : les grandes infrastructures ou les grandes industries qui vont sauver cette région. Or, c’est sur la base de ses qualités propres qu’elle a le plus de chances de se développer.

JEAN RENARD > Je voudrais ajouter que nous sommes quand même dans un estuaire fragile avec des zones de protection européenne qui risquent de poser des sacrés problèmes pour la construction d’une nouvelle infrastructure. Tout projet se heurtera à la réalité environnementale. Demain, ces questions-là seront plus présentes qu’elles ne l’ont été hier, ces questions environnementales, mais aussi patrimoniales et culturelles. Il y a d’ailleurs peut-être de l’emploi à trouver autour des ces questions-là.

BRUNO HUG DE LARAUZE > Il faudrait sortir de l’idée selon laquelle le développement économique se fait contre l’environnement. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Si demain on veut être un territoire uniquement résidentiel, touristique, de retraités qu’on ne vienne pas se plaindre de ce que seront devenus la navale et Airbus. Et plus jamais ! Il faut qu’on soit responsables, qu’on s’organise pour préparer l’avenir. Jean-Marie Tasseel disait que la seule vocation des héritiers était de transmettre. Non ! C’est de ré-entreprendre. Sinon, on meurt petit à petit. Quand on reparle de la métropole bipolaire, très souvent on se dit : est-ce qu’on n’a pas intérêt à se renforcer, à se rapprocher de Cap Atlantique pour être plus forts à l’égard des Nantais ? Bah oui, ce n’est pas idiot, mais est-ce que c’est comme ça qu’on crée la confiance ? Est-ce que vous imaginez, dans un couple, qu’on passe plus de temps à dire chacun de son côté : je me renforce, avant de faire le couple. On aura beaucoup perdu si les Angevins, les Rennais se disent qu’ils ont de la chance que le couple Nantes / Saint-Nazaire ne soit pas très costaud.

THIERRY GUIDET > Si j’ai titillé Marie-Odile Bouillé tout à l’heure sur la question du pont, c’est qu’il me paraît un bon exemple de la question qui se pose aujourd’hui à la métropole Nantes / Saint-Nazaire : qui pilote ?

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Il y a une conférence métropolitaine… Mais c’est vrai, tout cela repose sur la volonté des élus et des décideurs. Demain, il y a d’autres élus, il y a d’autres décideurs, et on peut tout remettre en question puisqu’il n’y a pas d’instance politique pour diriger la métropole.

JEAN RENARD > La conférence métropolitaine, pour l’instant, ça ne va pas très loin…

MARIE-ODILE BOUILLÉ > C’est vraiment un moment de réflexion, pas de décision, qui permet de rendre plus consciente la construction de la métropole. Mais il n’y a pas de lieu politique d’où l’on dirige les choses.

JEAN-MARIE TASSEEL > Il y a une ébauche de cela, c’est le conseil syndical du Scot.

THIERRY GUIDET > Il faut peut-être expliquer ce qu’est le Scot…

LAURENT THÉRY > Le Scot, c’est un syndicat mixte, un syndicat d’intercommunalités qui regroupe cinq intercommunalités et qui constitue un établissement public avec un président. C’est quand même un lieu qui représente quatre-vingt deux communes…

JEAN-MARIE TASSEEL > Non, cinquante-sept…

THIERRY GUIDET > Je trouve cette hésitation extrêmement révélatrice…

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Exactement ! Il y a combien d’élus qui siègent dans ce syndicat ?

LAURENT THÉRY > Une centaine…

JEAN-MARIE TASSEEL > Attendez, je suis désolé… Il y a vingt-cinq ans, personne n’aurait imaginé cela ! Il y a maintenant un parlement, une ébauche de parlement, et la conférence métropolitaine est sa vision intellectuelle pour éclairer les choix. On est en chemin. Des héritiers, ça transmet, mais ça agit aussi.

LAURENT THÉRY > Je me permets un petit retour en arrière sur les relations domicile-travail. On dit parfois qu’entre Nantes et Saint-Nazaire, le compte n’y est pas, qu’il n’y a pas tant de gens que ça qui font la navette tous les jours. C’est vrai. Mais doit-on réduire la vie des gens aux relations domicile-travail ? La place prise par le hors travail dans la vie de chacun est devenue considérable… Les Nazairiens font souvent leurs courses à Nantes.

MARIE-ODILE BOUILLÉ > C’est de moins en moins vrai.

LAURENT THÉRY > Tant mieux pour l’attraction commerciale de Saint-Nazaire. Et les Nantais vont quand même beaucoup à la plage, à Pornichet, à La Baule, un petit peu à Saint-Nazaire. Quant à Estuaire 2007, c’est une grande manifestation métropolitaine qui invite des centaines de milliers de visiteurs à parcourir l’estuaire. Donc n’oublions pas qu’il n’y a pas que le domicile-travail pour rendre compte de la vie des gens.

THIERRY GUIDET > Très bien. Rouvrons quand même le débat sur lequel nous étions à l’instant. Je veux bien que le Scot soit une ébauche, une esquisse, tout ce qu’on voudra, mais en attendant voilà une instance singulièrement opaque pour les citoyens. Et je me demande si, en réalité, ce ne sont pas les technocrates qui dirigent la métropole…

JEAN-MARIE TASSEEL > Ah ! je trouve ça facile ! C’est un peu poujadiste…

MARIE-ODILE BOUILLÉ > Là où je vous suis, c’est que le citoyen moyen est certainement très éloigné de ces préoccupations. En revanche, quand il va voir, dans sa commune, adopter le plan local d’urbanisme, il va découvrir qu’à côté de chez lui, ça va être constructible, ou que son terrain, là-bas, il ne pourra pas le vendre parce qu’il est non constructible. Et il va se rendre compte que ce qui lui est imposé par le plan local d’urbanisme dépend du Scot qui s’impose lui-même à tous les plans d’urbanisme de sa zone. Il touchera ces réalités du doigt dans la vie de tous les jours, le citoyen.

JEAN-MARIE TASSEEL > On voit donc bien que les choses progressent, que le pouvoir n’est pas confisqué par la technocratie, qu’il y a enfin un parlement d’élus. On assiste à un début de la représentation populaire dans cette métropole.

ANDRÉ-HUBERT MESNARD 5 > Il se trouve que je suis membre de base, comme conseiller municipal d’opposition, du comité du Scot. Qu’on ne nous dise pas que le comité du Scot est un parlement, je vous réponds non. Les travaux sont extrêmement intéressants, ça permet de suivre l’élaboration concrète par les agences d’urbanisme du travail de terrain. Mais les réunions du Scot, ce sont des grand-messes d’enregistrement. Il y a l’esquisse d’une prise de décision collective au niveau des élus en responsabilité. Mais la population et les élus de base sont largués. C’est comme ça, même s’il s’agit d’un progrès par rapport à l’étape antérieure.

THIERRY GUIDET > Comment faire pour aller plus loin ?

JEAN RENARD > C’est très difficile : les limites administratives et de pouvoir sont fixes tandis que les réalités de terrain, de croissance urbaine sont mouvantes. Il y a donc toujours des dépassements de territoire et des espaces flous. On ne sait plus à quel espace on appartient. Mais, c’est naturel, c’est la vie. On n’a pas pris en compte la véritable fixation du droit des sols. Dès que votre terrain est à construire, d’un seul coup, sa valeur passe de un à cent. C’est Las Vegas ! Et, à côté, votre voisin n’aura pas le droit de construire, il va protéger votre paysage et vous permettre de vendre à un prix cent fois plus élevé que son terrain à lui. Mais ça, aucun politique, de droite ou de gauche, ne veut le prendre en compte. Parce que nous sommes tous peu ou prou propriétaires quelque part d’un petit bout de terrain et qu’on espère faire la culbute.

MARIE-ODILE BOUILLÉ > En France, on a empilé des instances de décision dans jamais rien supprimer : la commune, l’intercommunalité, le département, la région, l’État, l’Europe… Tout cela devient de plus en plus complexe. Le citoyen ne sait plus où les décisions se prennent. Si on ne toilette pas nos institutions, ça deviendra de plus en plus incompréhensible pour la population, ça sera effectivement les technocrates et quelques politiques qui décideront et c’est fort regrettable. Je suis pour la clarification des compétences et la suppression de certains échelons.

BRUNO HUG DE LARAUZE > C’est une discussion qu’on a au sein des chambres. Le bureau des chambres de Nantes et de Saint-Nazaire est commun. Imaginez qu’on dise que le conseil municipal des deux villes est commun… Mais quand je me demande comment aller plus loin, je suis étonné par la réaction nazairienne. On me dit : tu ne vas quand même pas faire disparaître la chambre de commerce de Saint-Nazaire, te faire absorber par Nantes. Je suis d’accord avec Marie-Odile Bouillé quand elle dit qu’il faut se restructurer. Mais on attend que l’autre le fasse ou bien on commence par soi-même. La question de la gouvernance, elle est là. Et on en revient à la notion de projet. La construction d’un projet se fait en deux temps. D’abord, une phase de mûrissement, on apprend à se connaître, c’est le Scot… Et puis il y a un moment où on comprend que ça devient trop compliqué d’être 14 000 personnes à décider. En revanche, il faut qu’on instaure une vraie démocratie qui permette aux gens de bien comprendre les enjeux pour que les décideurs puissent faire leur boulot.

LAURENT THÉRY > Je pense qu’il y a en effet une crise dans l’organisation des territoires. Les citoyens ne peuvent plus comprendre où sont prises les décisions. C’est un problème politique important dont peu de responsables s’emparent vraiment. Mais il y a des pays où l’évolution de la gouvernance des territoires est allée beaucoup plus vite qu’en France. Alors, pour la métropole Nantes / Saint-Nazaire, on peut toujours dire que le Scot est un système opaque, il a quand même le mérite d’exister, c’est le plus grand de France par le territoire couvert. C’est quand même un pas en avant. Et la conférence métropolitaine, c’est un lieu de débat annuel, peut-être sous une forme encore un peu figée, trop peu ouverte au public. Mais, là encore, il n’y a guère d’équivalent en France. Dans de telles conditions, on ne peut pas imaginer qu’il n’y ait qu’une seule gouvernance. Il faut imaginer des formes de gouvernance et de débat public qui vont faire que, progressivement, des territoires vont émerger. Et, comme le disait Bruno, c’est par les projets que les territoires vont vivre. De ce point de vue, la revue Place publique, une revue qui organise le débat à l’échelle de la métropole, eh bien elle a un vrai rôle à jouer…

THIERRY GUIDET > Je vous assure que nous ne nous étions pas concertés…

LAURENT THÉRY > Aujourd’hui il faut multiplier les formes de gouvernance qui permettent de faire progresser le projet métropolitain. Et il arrivera un moment où on verra bien s’il faut lui donner une forme plus institutionnelle.

THIERRY GUIDET > Avant les questions de la salle, j’aimerais que chacun d’entre vous exprime sa vision de Nantes / Saint-Nazaire dans vingt-cinq ans.

JEAN RENARD > Nantes / Saint-Nazaire joue, dans l’Ouest de la France, en Première division, alors que Rennes, Angers, Poitiers jouent en Deuxième division. Il faudrait reconnaître dans vingt-cinq ans à Nantes un rôle majeur de ville européenne servant, au plan régional, de pivot du grand Ouest. Moi je verrais volontiers Nantes comme une sorte de land à l’allemande, comme Brême, comme Hambourg, et autour de cette ville métropole qui n’est pas capitale régionale mais qui est autre chose, il y aurait la Bretagne, les Pays de la Loire et Poitou-Charentes. Dès lors, Nantes, par sa position géographique, à la fois ligérienne et historiquement bretonne, jouerait ce rôle de pivot. Avec une forme à définir et un périmètre qui sera certainement mouvant.

MARIE-ODILE BOUILLÉ > J’aimerais être aussi optimiste que mon voisin. Je pense qu’il faudra beaucoup plus de temps que cela. Nous sommes dans un territoire extrêmement attractif où il fait bon vivre. Aujourd’hui l’activité économique est tout à fait respectable même s’il faut faire mieux pour devenir une grande métropole ayant une vraie dimension européenne, tout en respectant notre environnement.

LAURENT THÉRY > Nantes / Saint-Nazaire / La Baule, pour ne pas oublier qu’il s’agit d’une trilogie, ce sera une ville à l’échelle d’un grand territoire où la mobilité sera plus facile qu’aujourd’hui, un type de ville original par son équilibre entre l’urbain et la nature, l’industrie et les services, sur une façade atlantique qui, dans les vingt-cinq ans à venir, sera un atout majeur pour notre développement.

BRUNO HUG DE LARAUZE > Si on n’y prend pas garde, dans vingt-cinq ans, ce sera une terre de conflits d’usages. Ici, tout est ramassé : le tourisme, le résidentiel, l’industrie… Mais je suis convaincu qu’on peut éviter le scénario noir. Pour prolonger ce que disait le professeur Renard, ce peut être une terre d’ancrage des valeurs de l’Ouest. J’ai vraiment envie que dans vingt-cinq ans, la métropole soit un lieu où il fasse toujours bon entreprendre et où on respecte les gens dans leurs différences. Si on réussit cela, alors on sera un endroit où l’on pourra se recréer. Parmi nous, personne ne sait ce que seront dans vingt-cinq ans les conséquences des progrès technologiques. Si l’on est dans un environnement qui ne sera pas sclérosé par les conflits d’usages ou par une espèce de blocage de la population, alors on aura gagné notre pari.

Les interventions de la salle

YANNICK GUIN 6 > Dans ce débat, je crois qu’on a sous-estimé le rôle de la volonté politique. Ce qui a été frappant en 1989, qui a été l’année décisive, c’est l’arrivée à Nantes d’une génération dont vous remarquerez qu’elle n’était pas nantaise d’origine. L’équipe municipale de Nantes, ce sont des gens venus de l’extérieur et qui, pour la première fois, vont supplanter la bourgeoisie traditionnelle, ce sont des gens des classes moyennes dont la progression sociale résulte de l’éducation, de l’école à l’université. On a discuté immédiatement des conséquences de la chute du Mur de Berlin : subitement, Nantes / Saint-Nazaire qui se trouvait encore à peu près au milieu de l’Europe se retrouve à la périphérie. Il va falloir travailler dix fois plus que les autres ! Sans faire de culte de la personnalité, on a aussi sous-estimé nos maires. Ils sont de la même génération, ils sont confrontés aux mêmes problèmes et ils tiennent le même langage. Le Scot, un parlement ? Il suffit de regarder… Il y a les deux maires qui s’entendent bien et qui négocient avec les autres maires un certain nombre de dispositifs pour les entraîner, et ça marche. C’est ça la réalité. Nos amis technocrates peuvent avoir tous les projets qu’ils veulent mais s’il n’y a pas une volonté politique de mise en œuvre, on n’avance pas vite.
Je voudrais faire une incidente sur les réseaux de villes. C’est la carte qu’a jouée Nantes, ce qui n’est pas sans incidences sur les relations avec les régions. On ne pensait pas que les Pays de la Loire passeraient à gauche et ça change un petit peu les choses… L’Ouest bocager est caractérisé par un réseau très dense de villes moyennes et petites. Quand vous discutez avec un élu quimpérois, il nous dit : au plan administratif, je regarde Rennes ; en matière économique, je regarde Nantes. Et c’est compliqué parce qu’on a des gens qui tiennent aux frontières administratives actuelles et d’autres qui réclament que la Loire-Atlantique soit en Bretagne.
On a surestimé, me semble-t-il, nos capacités actuelles, notamment tout ce qui concerne l’innovation, la recherche, le développement. Si on n’investit pas massivement dans ces domaines aujourd’hui, on aura de la peine dans vingt-cinq ans. Le secret, c’est l’université, les grandes écoles, les laboratoires à Nantes / Saint-Nazaire, à Rennes, à Angers, à Brest aussi un peu dans des domaines plus spécialisés. C’est ce réseau-là qu’il faut renforcer, un réseau des universités de l’Ouest qui n’est pas assez actif. Un seul exemple lié à Airbus : si on n’investit pas dans la recherche sur les matériaux composites, eh bien on est mort !

JEAN-LOUIS GARNIER > J’anime un bureau d’études sur les transports de voyageurs et j’habite à Saint-Nazaire. Ce qui me frappe, c’est qu’il n’existe pas de transports collectifs forts pour irriguer la métropole. Le vrai projet, c’est que dans vingt-cinq ans le président de l’organisme ad hoc inaugure la dernière phase de l’automatisation de la circulation sur deux voies entre Le Croisic et Carquefou. Le projet le plus porteur et le plus nécessaire c’est d’avoir une voie ferrée double jusqu’au Croisic de manière à pouvoir y mettre à terme un équipement de type train-tram. C’est à cette condition que la métropole sera perçue par la population. Un tram, un busway, ça remplace tous les discours.

LAURENT THÉRY > Un petit sourire d’abord sur les bureaucrates et les technocrates. On peut aussi les appeler des professionnels, à côté des politiques sans qui, bien sûr, rien ne pourrait se faire. Pour ce qui est des transports collectifs, ç’a été l’un des premiers soucis de l’ACEL : comment relier ces deux pôles ? Car, en effet, il n’y a pas d’agglomération sans transports collectifs et nous avons conçu le projet MétrOcéane 7 qu’on peut juger aujourd’hui bien timide, bien léger. Nous avons une énorme marge de progrès en ce domaine. Mais là, on rejoint la question de la gouvernance : si vous saviez le nombre d’autorités concernées, l’État, la Région, le Département, la SNCF, Réseau ferré de France, chaque intercommunalité… Aujourd’hui d’ailleurs avec un abonnement vous ne pouvez pas prendre le TGV entre Nantes et Saint-Nazaire alors qu’il est vide. Il y a là toute une série d’absurdités extrêmement pénalisantes. L’idée d’un train-tram de Nantes à Saint-Nazaire sourit à tout le monde, elle est dans les tuyaux, mais elle est loin d’être opérationnelle. Nous y travaillons.



1. Anciens présidents des chambres de commerce de Saint-Nazaire et de Nantes
2. Nantes, les clés du futur, éditions de l’Aube. Voir un compte rendu de ce livre dans le premier numéro de Place publique.
3. Directeur de cabinet du maire de Saint-Nazaire
4. Ancien directeur de l’ACEL
5. Universitaire, conseiller municipal d’opposition (UDF) à Nantes. Voir l’article qu’il a rédigé dans ce numéro, page 16.
6. Adjoint à la Culture du maire de Nantes, vice-président de Nantes Métropole en charge de la recherche et de l’enseignement supérieur.
7. Depuis 1999, on peut avec un seul ticket voyager sur l’axe Nantes / Saint-Nazaire / Le Croisic, quel que soit le mode de transport en commun utilisé.