Hommage : Vingt ans après la mort du cinéaste

Jacques Demy, le regard qui enchanta Nantes
Il a lavé notre regard

par Thierry Guidet
Résumé > Après Demy, on voit Nantes d’un regard neuf comme Pont-Aven après Gauguin. Dans Lola, dans Une Chambre en ville et même dans Les Parapluies de Cherbourg, il a rêvé sa ville, il l’a transfigurée.
Ses demoiselles étaient de Rochefort. Ses parapluies, de Cherbourg. Et lui, de Nantes. Pas seulement parce qu’il faut bien naître et grandir quelque part. Mais parce qu’il a transfiguré sa ville, qu’il l’a enchantée. Après Demy, on voit Nantes d’un œil neuf, d’un regard lavé, comme Pont-Aven après Gauguin, la Normandie après les impressionnistes, la montagne Sainte-Victoire après Cézanne. Quelle est la ville la plus vraie ? Celle que nous arpentons ou celle que Demy rêva ?
« Je suis parti vraiment de souvenirs personnels de ma vie d’adolescent à Nantes », dit Demy au sujet de Lola, son premier long-métrage qu’il tourne à 29 ans. C’est dans le passage Pommeraye que se croisent Roland et Lola, c’est là qu’il lui fait ses adieux, deux jours plus tard, au terme d’un « ballet des occasions perdues, des collisions manquées » (Jean-Pierre Berthomé). Quelques années plus tôt, c’est dans une boutique du passage que le petit Jacques avait troqué une maquette du pont transbordeur contre sa première caméra Pathé Baby. Agnès Varda peint ainsi la scène dans Jacquot de Nantes, le film tourné tandis que mourait Demy. Le passage Pommeraye, centre magnétique de la cité, on le retrouve dans Les Parapluies de Cherbourg lorsque Roland Cassard, le diamantaire au nom de corsaire nantais, fredonne : « Autrefois, j’ai aimé une femme/Elle ne m’aimait pas/On l’appelait Lola. » Et dans Une Chambre en ville, Édith (Dominique Sanda) y descend les escaliers, nue sous son manteau de fourrure.
Tout près de là, la Cigale s’est muée en Eldorado pour accueillir Lola (Anouk Aimée) et les autres girls, en guêpière et bas résille. Des années plus tard, dans Jacquot, la famille Demy au grand complet y prendra un repas devant la caméra d’Agnès Varda.
Pour Une Chambre en ville, le décorateur Bernard Evein, l’ami nazairien de Demy, ressuscite le pont transbordeur qui dominait le port. Il le fallait bien puisque l’action se déroule en 1955, lors d’une grande grève où un maçon mourut sous les balles de la police, trois ans avant que le pont ne soit démonté et remisé au magasin des souvenirs indociles. Mais le choix de peindre en bleu nuit les colonnes de fonte du marché du Bouffay ? Il obéit à une autre nécessité — interne : donner à Nantes la tonalité des soirs de colère et de mort, faire écho aux chants graves de cette tragédie musicale, de cet opéra funèbre qu’est Une Chambre en ville, le pendant nocturne de Lola.
Hasard des calendriers, Jacques Demy est mort il y a vingt ans et a tourné Lola il y a cinquante ans. C’est le moment choisi, à Nantes, par la Médiathèque qui porte son nom pour lui consacrer une importante exposition1. Le même mois, les éditions de La Martinière publieront un livre de Marie Colmant, Jacques Demy tout entier. Nous avons choisi, nous aussi, de prendre part à cet hommage avec ce dossier, délibérément centré sur Nantes. Pas par chauvinisme, mais parce que c’est bien ici que le rêve prit racine.