Stacks Image 45360

Suivez-nous :

Stacks Image 45536
Stacks Image 45538

etoile_anim

Place publique # 72

DOSSIER

SIÈGE DE NANTES ET TERREUR :
225 ANS APRÈS, LES MARQUES DE LA RÉVOLUTION


Entre Nantes et la Vendée,
entre mémoire « bleue » et « blanche »

PAR JEAN-CLÉMENT MARTIN, HISTORIEN, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ DE PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE

Quelles empreintes les guerres de Vendée laissent-elles dans les mémoires à 225 années de distance? Spécialiste de la Révolution française, l’historien Jean-Clément Martin retrace les enjeux de ces mois durant lesquels la Révolution a tangué, laissant face à face les insurgés vendéens et les révolutionnaires les plus radicaux: siège de Nantes la républicaine à la mi-1793, répression menée par Carrier, la Terreur… Une période de violence dont les répliques, au-delà des querelles , se prolongent jusqu’à aujourd’hui, y compris dans les noms donnés à des rues.

NANTES, UN ÎLOT RÉPUBLICAIN

Lorsque, en février
1793, la Convention décide d’envoyer 300000 hommes aux frontières, sa décision provoque des révoltes, dont «la guerre de Vendée» est la plus célèbre et la plus meurtrière et qui va considérablement changer l’histoire de Nantes. La ville, plus grand port sur l’Atlantique, vit des échanges maritimes et de la traite des esclaves, et règne sur les campagnes qui l’entourent. En 1789, elle s’engage dans la voie des réformes, soutenant les «patriotes» de Rennes, contrôlant l’élection de députés réformateurs aux États généraux et révolutionnant la ville au lendemain du 14juillet 1789! Dans les années qui suivent, elle s’oppose aux ruraux qui rechignent à appliquer les nouvelles mesures institutionnelles et religieuses, au besoin en employant la force armée.
Dans l’effervescence de juillet
1789, prenant la suite des milices bourgeoises et manifestant leurs engagements patriotiques, les Nantais réformateurs se constituent, contre la noblesse traditionnelle bretonne, en deux bataillons de onze compagnies chacun. Ils se chargent du maintien de l’ordre, de la défense de la ville et de la Révolution. Il s’agit là d’une mutation importante, puisque des volontaires, habillés et équipés à leurs frais, reconnaissables à leur habit bleu, orné de boutons et d’insignes spécifiques, se définissent comme des «citoyens militaires». Ils se mobilisent contre les paysans qui menacent la ville et contre les nobles censés comploter dans leurs châteaux. Ils assument ainsi la défense de la Révolution commençante, mais peu à peu, ils unissent, involontairement, les mécontents et leurs opposants dans un camp unique, qui va devenir celui de la Contre-Révolution.
Il n’y a donc rien d’étonnant que le 10mars 1793, des bandes de paysans armés, hostiles à la Révolution et à la ville, convergent autour de Nantes, venus de tous les points cardinaux. Deux jours plus tard, le 12, malgré quelques tentatives de la garde nationale pour chasser les assiégeants, la ville est isolée. Le 15mars, alors qu’environ 5 000 partisans de la République sont disponibles en ville, une dizaine de milliers d’insurgés se retrouvent au Pont-du-Cens, au nord de la Loire, et se préparent à l’attaque. Il faut une sortie des gardes nationaux, le lendemain, pour casser le siège, alors que d’autres bandes affluent au sud. La pression reste forte pendant une semaine marquée par des affrontements meurtriers. Si les Nantais restent maîtres de la fonderie de canons d’Indret, ils ne peuvent pas aller plus loin que quelques kilomètres partout ailleurs, et c’est dans un périmètre réduit qu’ils accueillent des centaines de réfugiés, notamment de Clisson et de Machecoul, fuyant les insurgés. Ceux-ci ont commis des massacres, à La Roche-Bernard au nord de la Loire, et surtout à Machecoul, où 180 à 200 «patriotes» sont mis à mort dans le courant du mois de mars. Le siège de Nantes est levé le 18mars et les bandes reculent, sans disparaître, ne laissant libres que les voies de communication les plus importantes. La répression qui suit entraîne les premières exécutions au Bouffay.
L’opposition entre «
Vendéens», comme on dira dorénavant, et Nantais s’enracinant dans des ressentiments déjà anciens, mars1793 est la revanche de tous ceux qui ont des comptes à régler avec les Nantais; il est facile de comprendre que la violence soit au rendez-vous

NANTES CONTRE LA VENDÉE

À cette date, «
la Vendée» n’existe pas encore. Le tournant essentiel est pris le 19mars 1793. Ce jour-là, alors qu’à Paris les députés s’affrontent entre Girondins et Montagnards – ces derniers reprochant à leurs rivaux de ne pas avoir pris les mesures répressives nécessaires contre les insurgés –, la Convention adopte un décret punissant de mort sous vingt-quatre heures et sans jugement toute personne portant une cocarde blanche ou des armes. La mesure vise d’abord les Bretons qui, au nord de la Loire, ont envahi des petites villes, tué les soutiens de la Révolution, maires, curés, gardes nationaux. Mais des troupes expérimentées ont déjà commencé à les réprimer et un mois plus tard les soulèvements sont matés. Il n’en va pas de même au sud de la Loire, où le 19mars 1793 une forte bande de paysans met en déroute, au cœur du département de la Vendée, une colonne de soldats et de volontaires partie de LaRochelle. Mal commandés, les républicains se débandent et effraient les populations de tout l’Ouest, de Niort à LaRochelle, annonçant l’arrivée des insurgés. Suite à cette défaite survenue le jour même où est pris le décret contre les révoltés bretons, les députés parlent quelques jours plus tard de «guerre de Vendée et des départements circumvoisins», dénomination qui s’abrège vite en «guerre de Vendée».
La formule s’impose alors que les contre-révolutionnaires vont se rassembler sous la désignation d’«
armées catholiques et royales». Dans le camp républicain, l’abréviation est notamment bien acceptée par les administrateurs de la Loire-inférieure qui peuvent ainsi faire oublier que les insurrections les plus graves ont eu lieu entre Le Loroux-Bottereau et Machecoul. Leurs responsabilités sont atténuées opportunément puisqu’ils sont eux-mêmes des Girondins et que les Montagnards sont en train de prendre le pouvoir à la Convention. Nantes devient alors la poche de résistance essentielle dans l’Ouest et l’avenir de la Révolution dépend de son sort.

LES ENJEUX DE LA BATAILLE DE NANTES

Dès avril
1793, les insurgés obtiennent grâce à leurs premières victoires les fusils et l’artillerie abandonnés par leurs adversaires, ce qui renforce la menace sur Nantes. L’offensive la plus dangereuse est menée le 29juin 1793 lorsque des milliers de Vendéens convergent vers la ville et manquent de peu sa conquête. Leur échec est lié à la division entre les chefs et la blessure mortelle de Cathelineau ainsi qu’à la détermination du maire Baco de La Chapelle et la mobilisation des républicains locaux. Si la ville et le port étaient tombés aux mains de la Contre-Révolution l’arrivée dans l’estuaire des Anglais et des émigrés aurait été possible et les approvisionnements en céréales impossibles. Cette victoire est importante mais pas définitive.
Reste la peur de la menace contre-révolutionnaire entretenue par les récits des «
réfugiés de la Vendée», républicains ayant échappé au massacre ou familles des victimes. La ville, surpeuplée de ces réfugiés, de militaires et de prisonniers, est en permanence au bord de la disette et victime de maladies contagieuses. Cent mille personnes au moins se trouvent dans la ville assiégée de facto dès le pont de Pirmil au sud, Indret à l’ouest, la prairie de Mauves à l’est et le Pont-du-Cens au nord. Il faut continuellement lutter contre les insurgés qui tiennent la campagne et interceptent les communications sur la Loire et sur les grandes routes; il faut également se méfier des espions, et plus encore des espionnes, qui viennent en ville pour se réfugier mais aussi pour vendre quotidiennement les aliments indispensables, puisque Nantes ne dispose le plus souvent que de trois jours de ravitaillement devant elle. Il faut aussi organiser la vie politique et administrative bousculée par les rivalités entre groupes politiques rivaux, comme entre corps d’armées!
Cette situation permet de comprendre la brutalité des mesures prises par les représentants en mission dont Carrier, l’emprise exercée par les révolutionnaires radicaux, la violence de la répression et l’atonie de la population. Il faut attendre l’été 1794 pour que l’étau se desserre.

MARS1793, LA GUILLOTINE AU BOUFFAY

De la guillotine dressée sur la place du Bouffay, l’histoire a retenu que l’accusateur public Villenave recommandait, le 20
mars 1794, de ne pas ébrécher la lame, de ne pas entraver la descente du mouton, de peindre l’échafaud en rouge et de masquer, avec du sable, la vue du sang sur le pavé. Elle est surtout rappelée par le grand tableau du peintre Auguste Hyacinthe Debay, exposé pour la première fois en 1839. Intitulé Épisode de la terreur à Nantes, 1793, il représente l’exécution des «demoiselles de La Métairie», les sœurs Vaz de Mello, du château de la Métairie au Poiré-sur-Vie, cousines du général Charette. La guillotine est invisible, l’artiste ne montrant que la montée sur l’échafaud, vers le ciel, alors que les quatre jeunes filles et leur mère, attendent la mort au premier plan. La tradition veut que les condamnées chantèrent des cantiques en refusant toute grâce. Il est dit également que le bourreau mourut deux jours plus tard «d’horreurs et de regrets». Il fallut attendre 1850, pour que l’œuvre soit acceptée et envoyée ensuite au musée de Nantes.
Factuellement, la guillotine fut employée contre un peu plus de 270 personnes, dont deux enfants et de nombreuses femmes, alors que les fusillades et les noyades en tuèrent plusieurs milliers. Le tribunal révolutionnaire manifeste une relative indulgence – plus de la moitié des accusés sont renvoyés ou acquittés – et sa procédure est lente et coûteuse. Son président Phelippes s’est en effet opposé à Carrier, ce qui lui vaut d’être envoyé à Paris pour y être jugé. Il sera acquitté et son témoignage, accablant contre la justice expéditive réclamée par le représentant en mission, tient ensuite une place importante dans les jugements qui seront portés sur les années 1793-1794 à Nantes.

DÉCEMBRE1793, NOYADES EN LOIRE

Entre novembre
1793 et février1794, plusieurs milliers d’hommes et de femmes sont noyés alors que Carrier est représentant en mission. L’épisode est connu depuis les dénonciations, largement diffusées dans tout le pays entre septembre et décembre1794, du début du procès intenté aux 94 Nantais jusqu’à l’exécution de Carrier – 132 Nantais avaient été envoyés à Paris, seuls 94 survécurent au voyage et à l’emprisonnement. Les noyades tiennent une place centrale au cours du procès, même si le nombre des fusillés est certainement plus important. Mais les fantasmes attachés aux noyades expliquent cette renommée douteuse ce qui ne facilite pas la connaissance précise des faits. La situation générale est aussi régulièrement oubliée puisque Nantes vit encore sous la menace d’une nouvelle attaque. La colonne qui est partie dans la Virée de Galerne jusqu’à Granville revient après son échec en Normandie et pendant plusieurs semaines des bruits courent que La Rochejaquelein va conduire ses troupes sur Rennes puis sur Nantes. Il n’en sera rien.
Ainsi ce serait entre 1
000et 4000 personnes, dont des prêtres réfractaires, qui ont été noyées en Loire pendant ces quelques mois, sans que les preuves tangibles aient pu être rassemblées, sans que l’on puisse donner des chiffres précis. Même le nombre des noyades demeure incertain, entre sept et onze, ainsi que le processus lui-même, puisque l’emploi de ces fameux «bateaux à soupape» n’est pas avéré. Les «mariages républicains», le fait d’attacher nus un homme et une femme avant de les jeter en Loire, ont été évoqués pendant le procès sans qu’ils aient été une pratique systématique. L’accusation apparue au moment des procès de la fin 1794 risque bien d’avoir été forgée et popularisée pour frapper les imaginations. En revanche sont bien attestées la rapacité des bourreaux et leur volonté de se partager les dépouilles des victimes. Ces noyades font penser aux pratiques employées par les négriers face à un soulèvement des esclaves sur un navire en mer.
Des noyades ont eu lieu également à Angers et à Saumur, ou en baie de Bourgneuf. À Nantes, Carrier n’a pas laissé d’ordre écrit, rendant difficile d’apprécier ses responsabilités exactes. Il parle cependant de «
déportation verticale», il compare la Loire à un «torrent révolutionnaire» et il couvre les noyeurs. Cette répression s’insère dans l’ensemble mis en œuvre pendant l’hiver 1793-1794 alors que la survie même de la Révolution est incertaine et elle est confiée à quelques groupes qui commettent des atrocités en pourchassant les insurgés, en les emprisonnant et en les exécutant sans véritable contrôle. Après les victoires de l’été 1794 et la chute de Robespierre, ces pratiques deviennent insupportables aux autorités locales et nationales. Le procès de Carrier est l’occasion de les rappeler, pour faire oublier les atrocités commises par les révolutionnaires au pouvoir à ce moment, que ce soit Tallien, Fouché ou Barras. Elles deviennent l’un des arguments employés pour qualifier de «Terreur» les mois précédents.
L’importance de l’événement est essentielle pour les Français de l’époque
: ils découvrent ainsi l’alliance inattendue de Robespierre et de Carrier qui auraient mené un projet monstrueux. Inutile de dire qu’il ne s’agit que d’une invention des «thermidoriens» qui accablent ainsi Robespierre et, accessoirement, font oublier les vraies exactions qu’ils ont, eux, commises à Lyon, Bordeaux ou Marseille. Mais cette authentique fake news entraîne l’opinion qui voit là une réponse aux violences qui ont été exercées et qui peut en rendre responsable quelques individus, devenus des boucs émissaires. Ne nous trompons pas, Carrier et Robespierre portent des responsabilités dans ce qui s’est produit en France de1792 à1794, mais ils sont loin d’avoir été les grands metteurs en scène des exécutions et des répressions qui ont eu lieu. La mort de Carrier aura pourtant ancré dans les mémoires, jusqu’à aujourd’hui, 21e siècle, que ces deux hommes ont été les «bourreaux» du pays et de la Vendée.
Nantes entre ainsi dans la légende noire de la Révolution et la Loire devient un «
lieu de mémoire» de la répression, en souvenir de l’acte d’accusation de Carrier qui estimait qu’elle «roulera toujours des eaux ensanglantées». Le 26 frimaire (16décembre), Carrier et deux membres du Comité révolutionnaire de Nantes sont exécutés.

FÉVRIER 1795, LA PAIX IMPROBABLE

La fin de «
la Terreur», le rétablissement de la légalité passent évidemment par Nantes. Les élites girondines nantaises retrouvent leur place dans la Société populaire de la ville, en récusant les terroristes de la Compagnie Marat. Le passé terroriste devient une fatalité qui a pesé sur tous les habitants. Vendéens et chouans ne sont plus traités de royalistes mais sont considérés comme les victimes des terroristes qui les ont fait souffrir ou des Anglais qui les ont manipulés. En février1795, un traité de paix inattendu est conclu à La Jaunaye, à Saint-Sébastien-sur-Loire, entre les représentants de la Convention et des chefs vendéens et chouans conduits par Charette. Les deux délégations se rencontrent, accompagnées par plusieurs centaines d’hommes armés. Pendant la cavalcade qui eut lieu en ville, les Vendéens obligent toute la parade à se découvrir place du Bouffay où se trouvait la guillotine tandis que la Société populaire de Nantes accueille Charette et des officiers vendéens, sous les applaudissements des participants.
La liberté totale du culte, les exemptions militaires et le maintien du contrôle administratif sur le territoire de la région sont posés en préliminaire. Les Vendéens armés entrent dans la garde territoriale, les habitants seront indemnisés et aidés pour reconstruire les habitations, et garderont leurs biens dont les séquestres sont levés. Vingt millions de francs sont prévus pour l’ensemble des indemnisations des Vendéens par la République. À partir de l’été 1795, alors que Stofflet entre dans la paix, Charette retourne progressivement dans la guerre. À la fin de l’année la guerre est redevenue ouverte. Les traités n’ont été qu’une embellie. Mars
1796, Charette, qui a été fait prisonnier par les républicains, est ramené à Nantes et fusillé place Viarme. Même si aujourd’hui, après un peu plus de deux siècles, le lieu de l’exécution n’est plus repéré exactement, il est toujours l’occasion de commémorations militantes.

MÉMOIRES BLANCHE ET BLEUE

On comprend que les mémoires des guerres de Vendée continuent d’être vivantes. Après 1794, Nantes a été présentée comme une ville héroïque et martyre, en gommant le rôle essentiel tenu par les Girondins mais en insistant sur les noyades et les fusillades. Elle devient ainsi la ville républicaine par excellence. L’image est confortée en 1814-1815 et en 1830 lorsqu’elle résiste aux soulèvements qui se produisent dans les campagnes au nom de la légitimité monarchique contre Napoléon 1
er, retour de l’île d’Elbe, ou Louis-Philippe 1er. La «guerre de Vendée» contribue ainsi puissamment à installer la ville dans un modérantisme républicain dont un Carrier mythifié dans l’horreur constitue l’autre repoussoir.
Les mémoires «
blanche» et «bleue» des événements marquent Nantes jusqu’à nos jours. Cela s’est longtemps traduit par une historiographie très contrastée, et la mémoire blanche s’affiche ici et là: place Viarme, une croix évoque l’exécution de Charette «fusillé pour son dieu et son roi»; près du rond-point de Rennes, au fond de l’impasse dite avenue du Lavoir, une plaque rappelle que dans «les carrières appelées la fosse du chemin de Rennes» ont été «enfouis les restes de milliers de victimes de la Révolution» et «au soir de son exécution le corps du général Charette»; en 1994, une plaque, offerte par la municipalité et des donateurs est apposée sur l’ancien entrepôt des cafés, rue Lamoricière, qui avait été utilisé comme prison dans l’hiver 1793-1794 et non loin des carrières de Gigant où les prisonniers furent fusillés.

1823, LA COLONNE LOUIS XVI

La politique et les commémorations ne font pas facilement bon ménage. Le peintre David n’avait jamais pu finir le tableau consacré au serment du jeu du Paume, ses héros adoptant rapidement des trajectoires divergentes qui les excluent du principal courant de la Révolution quand elles ne s’y opposent
! Il n’eut pas plus de chance avec son projet de peindre «la ville de Nantes, une allégorie de la Révolution» pour laquelle il réalisa des esquisses et qui ne se réalisa pas. En 1789, l’architecte de la ville Mathurin Crucy avait eu, lui aussi, le projet d’une colonne au centre de la ville, près de la cathédrale, qui devait être dédié au roi Louis XVI. La colonne n’est élevée qu’en 1790 sur la place d’Armes, mais c’est le serment prêté par l’Assemblée à la Nation, à la Loi et au Roi, qui doit être représenté, puis une figure de la Liberté, avant que l’aigle impérial se pose, provisoirement, à son sommet.
En 1823, la statue de Louis XVI, initialement prévue est enfin réalisée par le sculpteur royaliste Molknecht, Autrichien du Tyrol, auteur d’une autre statue du roi au Loroux-Bottereau. À Nantes, il installe le roi regardant vers le sud, vers la Vendée. La place devient durablement place Louis-XVI, même si son nom officiel est place du Maréchal-Foch. En 1830, à l’occasion de la révolution qui chasse le roi Charles X du trône pour y installer Louis-Philippe 1
er, des combats ont lieu sur cette place causant la mort d’insurgés se réclamant de la Révolution française.

LES ANTAGONISMES ENRACINÉS

Que la mémoire de 1793 dure longtemps est une évidence, qu’il faut rappeler. À Nantes, en 1824, il a été impossible de récompenser publiquement les vétérans de 1793, face aux menaces de manifestations que faisaient peser les libéraux. En 1830, la révolution de Juillet a été accompagnée d’affrontements armés et de mort d’hommes. Le nouveau maire de Nantes rappelle qu’il avait fait le coup de feu en 1793 contre les royalistes. Par la suite, de
1830 à1832, une véritable petite guerre oppose les représentants de la Monarchie au pouvoir aux curés qui ne peuvent pas utiliser le moindre ornement blanc sans être accusés de propagande royaliste et aux anciennes autorités. Dans le même temps, la conscription réveille de mauvais souvenirs et dans les campagnes, de nombreux jeunes gens se cachent à nouveau, retrouvant là des attitudes de leurs pères. Le légitimisme local est véritablement populaire, partagé par des paysans, des artisans, des journaliers, qui mettent tous leurs espoirs dans Henri V, c’est le nom qui lui est donné, et dans le départ de Louis-Philippe et de ses suppôts, libéraux et républicains.
Cet enracinement populaire doit être compris dans sa plénitude. La guerre entre
1793 et1799 a laissé des ressentiments profonds, réveillés en 1815. La révolution de Juillet a été comprise dans les campagnes et dans les villes de l’Ouest comme la revanche des bleus sur les blancs, dans la suite des combats de 1793. Ces réflexes expliquent que ce sont des descendants des combattants de 1793 – quand ce ne sont pas encore de vieux soldats de 1793 – qui prennent ainsi le «maquis» contre les ordres de Paris, dès 1830, tandis qu’à Nantes, la noblesse ancienne se ferme à tout ce qui relève de l’administration nouvelle et entame une protestation de l’intérieur, qui ne s’achèvera que vers la fin du 19e siècle.

LE PASSAGE DE LA DUCHESSE DE BERRY

Nantes est aussi au cœur du dernier soulèvement de la Vendée, quand la duchesse de Berry, veuve du duc assassiné en 1824, surtout mère du petit-fils de Charles X, Henri, veut soulever le pays contre Louis-Philippe 1
er en 1832. Débarquée près de Marseille en avril 1832, elle échoue à soulever le Midi et part aussitôt pour la Vendée. Sa tentative se transforme rapidement en désastre: les paysans répondent faiblement à son appel et ses partisans ne la suivent pas. Alors que toute la police de France est à ses trousses, elle réussit à se cacher à la limite de la Vendée et de la Loire-Atlantique, avant de venir se réfugier clandestinement à Nantes.
Elle se terre plus de trois mois dans un hôtel particulier, l’hôtel de Guiny, à côté du château. Elle entretient une correspondance nationale et européenne considérable pour maintenir vivace le flambeau du légitimisme et tenter d’obtenir une aide des rois défenseurs de la tradition politique. Mais, la défaite des conjurés est sans appel et la police a recours à un agent double pour infiltrer les rangs des légitimistes. La cachette de la duchesse de Berry est investie, obligeant celle-ci et quelques-uns de ses proches à se cacher derrière une plaque de cheminée, échappant provisoirement aux gendarmes. Lorsque ceux-ci font du feu, la duchesse doit se rendre. Elle est alors emprisonnée un bref temps dans le château de Nantes, puis envoyée à Blaye, où elle donne naissance à une fille. L’héroïne d’une aventure politique nationale se retrouve déconsidérée et sera ensuite renvoyée en Italie. Elle continuera cependant à soutenir les réseaux légitimistes pendant une trentaine d’années, tandis que les Nantais qui l’ont rencontrée conservent d’innombrables souvenirs de son épopée. Nombre de ces reliques entreront ensuite dans les fonds du musée Dobrée de Nantes, rappelant cet épisode important, mais régulièrement oublié, de l’histoire contre-révolutionnaire de la France.
La sortie politique de l’insurrection agite beaucoup la ville. Les soldats valeureux qui se sont distingués dans la lutte contre les Vendéens sont décorés et récompensés, un monument est dédié à Nantes à la mémoire des victimes des affrontements. Quand les partisans de la duchesse sont jugés, les Nantais, hostiles pour une large part aux insurgés, réclament la mort notamment pour le général de Kersabiec et menaçant de le lyncher, obligent la police à intervenir pour rétablir l’ordre. Après 1832, l’ère des insurrections royalistes est définitivement close.

VENDÉEN ET NANTAIS, VILLEBOIS-MAREUIL

Ce militaire, né en 1847 à Nantes, d’une famille de Montaigu, fait une brillante carrière militaire, mais démissionne en 1895 pour protester contre l’obligation qu’il lui est faite de quitter le service actif. Il crée alors une association nationale d’anciens soldats, l’Union des sociétés régimentaires, pour entretenir «
l’amour de l’armée et celui de la patrie», mais en quitte la direction en 1898 quand le gouvernement tente d’imposer son contrôle. Il adhère ensuite à la Ligue antisémite du journaliste Édouard Drumont, collabore à la Libre Parole, participe aux débuts de l’Action Française, assiste aux réunions des comités royalistes de la Seine et à celles du Comité de défense nationale où il critique violemment la République de Fachoda et fait l’apologie de Déroulède. Après avoir peut-être envisagé de rentrer en politique sous les couleurs royalistes, il s’engage en novembre1899 en faveur des Boers au sein du Comité français sud-africain, puis s’embarque pour le Transvaal où la guerre oppose ces colons afrikaners à la Grande-Bretagne.
Le colonel de Villebois-Mareuil décrit les Boers comme des hommes «
restés avec les idées libres et militaires des anciens gentilshommes, naturellement soldats et hostiles à toute gêne, à tout impôt, égalitaires entre eux». La résistance des Boers n’est pas sans rappeler les guerres de Vendée, comme l’illustre le chansonnier populaire, breton et royaliste Théodore Botrel (Les Vendéens du Transvaal). La continuité entre le combat contre-révolutionnaire et la mobilisation pro-Boers est également affirmée par la présence parmi les volontaires de représentants de l’aristocratie bretonne et vendéenne, à l’exemple des deux frères René et Henri de Charette.
En mars
1900, est créé un corps, connu sous le nom de «légion européenne», rassemblant tous les volontaires étrangers, dont le commandement est confié à Villebois-Mareuil. L’unité ne survit pas à la mort de son chef, à la bataille de Boshof (5avril 1900). En France, l’opinion retient surtout la mort de Villebois-Mareuil, vu comme le nouveau Lafayette et héroïsé par les journaux et les ligues nationalistes qui tentent de transformer une cérémonie funèbre à Notre-Dame-de-Paris, le 18avril 1900, en une manifestation contre la République. À Nantes, une rue lui est dédiée et une statue monumentale rappelle sa carrière place de la Bourse.

NANTES, CAPITALE DE LA VENDÉE
?

Face à la Vendée, ce «
département devenu province», la ville républicaine, marchande et industrielle est pour tout un courant au 19e siècle et encore au début du 20e, associée à la dépravation des conduites et à la perdition des âmes, tout en étant un des principaux centres d’émigration des Vendéens qui s’installent d’abord au sud de la ville avant de s’y répartir au fil des générations. Il faut ajouter que de nombreux grands propriétaires terriens, nobles ou roturiers, vivent à Nantes, d’où ils contrôlent leurs métairies dispersées dans le bocage. Le centre de la ville constitue un quartier où se côtoient toutes les tendances royalistes. Ainsi Nantes est-elle, sinon la capitale de la Vendée, du moins la grande ville de référence à côté d’Angers et de LaRochelle qui, elles aussi, mais sans doute à une moindre échelle, rayonnent sur les Mauges ou sur le sud du département de la Vendée.

NANTES ET LES BICENTENAIRES

1989 et 1993 furent des occasions pour mettre Nantes au cœur des commémorations et des polémiques autour de la Révolution, de la Contre-Révolution et de la guerre de Vendée, guerre interminable s’il en est une. La querelle à propos du «
génocide vendéen» débouchait sur la dénonciation du «populicide» que Carrier – et Robespierre – aurait voulu perpétrer, notamment en noyant Vendéens, prêtres réfractaires et prisonnières. La réédition d’un pamphlet publié en 1794 par François Noël Babeuf, oubliait opportunément que son auteur chargeait Carrier et Robespierre pour faire oublier le rôle de Fouché et Tallien dans les répressions de Lyon ou dans les massacres de Septembre. En 1989, Nantes se retrouvait comme à la fin de 1794, considérée comme le théâtre d’atrocités exceptionnelles.
La charge portait d’autant plus que le spectacle du Puy-du-Fou trouvait une audience nationale et lançait son «
Parcours» que des millions de visiteurs allaient emprunter. Décidément, le «blanc» s’imposait dans l’Ouest, au point qu’en 1989, à côté du rappel de Carrier, le grand «terroriste», la bibliothèque municipale de Nantes organisait la reconstitution de l’entrée du chef vendéen Charette, qui n’avait pourtant eu lieu qu’en 1795! Pour le reste, les fêtes du bicentenaire de 1989 furent peuplées, comme à l’accoutumée, de républicains et de sans-culottes, en même temps que le souvenir de Haudaudine fut rappelé. Ainsi fut exalté son rôle d’intermédiaire entre Vendéens et Républicains en 1793 et cela expliqua que son nom ait été donné à un pont, très fréquenté, de la ville.
Cinq ans plus tard, le 23
septembre 1994, Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, présidait une cérémonie en mémoire de la bataille du 29juin 1793 et de la répression qui suivit, au cours d’une journée organisée par l’association Les Anneaux de la Mémoire en accord avec les représentants locaux du Souvenir vendéen.
Les souvenirs et les traditions se mêlent-ils
? Il faut constater, avec une certaine ironie, qu’en mars2018, la commune de Vertou, marquée par des combats en 1793, donna à trois de ses rues les noms d’un général républicain, Jean-Michel Beysser, et de deux généraux vendéens, Lyrot de La Patoullière tué à Savenay en 1793 et Blondin d’Ésigny, guillotiné en 1794. Un tiers bleu, deux tiers blancs direz-vous, peut-être; plus sûrement trois tiers de morts par la même république, entre1793 et1794! Ainsi, va le souvenir.

La suite sans Place publique #72 acheter le numéro >