Joël Batteux dans Place publique

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Place publique #5
septembre/octobre 2007
Jean-Louis Violeau > Sociologue

> Joël Batteux, le maire de Saint-Nazaire, s’est progressivement initié à l’architecture jusqu’à en devenir un passionné. L’architecture et l’urbanisme sont en effet pour une ville une manière de travailler sa représentation. D’où la confiance nécessaire entre le maire et l’architecte telle que celle qui s’est nouée avec Sola Morales, l’homme qui a compris l’usage que la ville pouvait tirer de la base sous-marine.

On se souviendra peut-être que Jacques Prévert avait un jour fixé le mode d’emploi Pour faire le portrait d’un oiseau. L’idéal? « Quelque chose de joli, quelque chose de simple, quelque chose de beau, quelque chose d’utile », c’est à peu près ce que l’on peut retirer d’un long entretien avec le maire de Saint-Nazaire, Joël Batteux, à propos de ses goûts personnels en matière d’urbanisme en général et d’architecture en particulier1.

Avoir pignon sur rue
A ses débuts volontiers « instinctif », selon ses propres dires, le jeune maire est alors « formé aux questions architecturales et urbaines par un ancien directeur des services de la Ville de Saint-Nazaire qui était architecte de formation », et qui lui a « pour ainsi dire transmis le virus ». Puis la doctrine s’affirme au fil des ans, se solidifie même : d’abord rédiger un cahier des charges précis, soigneusement dissocier fonction et enveloppe, tout en conservant la possibilité de « lire la fonction d’un édifice depuis l’extérieur », avec, en passant, ce raccourci de la « belle chaussure » qui « donne d’abord le sentiment d’un confort intérieur », et puis bien entendu la question de la ville, « l’autre volet fondamental ».
A l’époque, « on disait volontiers Saint-Nazaire, mais jamais la-ville-de-Saint-Nazaire
; ici, la ville n’était pas considérée en tant que telle ». Et pourtant, si la ville est bien le lieu de la rencontre, de l’agora au marché en passant par le champ de foire, elle est « d’abord un lieu de représentation, de toutes les représentations, et même, le lieu de la représentation de la ville, pour elle-même ». Et Joël Batteux de rappeler « cette vieille expression : les bourgeois ont pignon sur rue ». Pignon sur rue? Donc représentés, « sachant que le défaut de représentation est probablement ce qui touche le plus cruellement certaines catégories de la population ». D’où la pleine et entière légitimité à « voir les grands corps constitués s’évertuer à ériger de grands bâtiments repérables à l’échelle d’une ville, de la cathédrale à la préfecture en passant par la caserne ».
Il revient alors à l’architecte mais aussi à l’urbaniste, « puisque l’on ne modifie pas une ville simplement par des «
coups» architecturaux », d’aider la ville à « travailler sa représentation ». Efficacité et division du travail comme gages d’une représentation? Dès lors, tout devient possible, ou presque, même la comparaison avec les « grands couturiers qui doivent dessiner des vêtements où l’on doit se sentir bien et si possible beaux ».


Domestiquer la base sous-marine
En filigrane se dessine encore et toujours l’échange en majesté du colloque singulier2, celui dont peut rêver tout maire et tout architecte qui se respectent. Cet ajustement mutuel prend soudain les allures du naturel, parce que c’est lui et parce que c’est moi, pour paraphraser Montaigne. La visite au maire, tout simplement, sans tous ces corps intermédiaires, dans l’idéal et d’homme à homme. Un idéal si envahissant parfois que du goût des autres, quoi que l’on en pense au cœur des pensées de l’architecte, on penche parfois insensiblement vers le goût de l’autre, et même l’autre avec un « grand A ». En retour, sous les mots du maire, l’architecte de revêtir alors les habits de « l’ami génial », à l’image d’André Malraux pour le Général. Ainsi, parmi la vingtaine d’élus que nous avons désormais interrogés, des « amis géniaux » qu’étaient Bruno Fortier ou Jean Nouvel pour Antoine Rufenacht (UMP), le maire du Havre, de Jacques Ferrier pour Norbert Métairie (PS), le maire de Lorient, de Bernard Reichen pour Rodolphe Thomas (ex-UDF), le maire d’Hérouville, de Paul Chemetov pour Bernard Birsinger (PCF), le maire de Bobigny subitement décédé il y a un an, de Roger Diener pour Jean-Christophe Lagarde (ex-UDF), le tout jeune maire de Drancy, ou d’Yves Lion pour Pierre Mansat (PCF), l’adjoint de Bertrand Delanoë aux relations de Paris avec sa banlieue.
Et ainsi de Sola Moralès pour Joël Batteux, « certainement l’architecte qui [
l]’a le plus marqué », celui qui a « eu ce beau mot, domestiquer la base sous-marine. Il a eu cette idée géniale de la percer pour réinstaurer – sans détruire – une continuité entre la ville et le port, et de monter sur la base au moyen de cette rampe, ou plutôt de cette route, puissante, qui ne donne aucune impression de fragilité. C’est une idée de l’architecte : aller sur le toit de la base comme on se rend sur un vaste espace public, ici de 4 hectares. Mais c’est aussi l’idée d’un architecte qui possède une immense culture des villes. Et puis, durant toute la période durant laquelle il a travaillé à Saint-Nazaire, il est tout simplement devenu nazairien, tout en conservant la culture de tout ce qu’il avait vu dans le monde entier. » Ou encore, à propos de Bernard Reichen, souvent perspicace en effet un peu partout où il passe, actuellement chargé à Saint-Nazaire du Ruban bleu, vaste ensemble accueillant commerces et logements pour opérer la jonction entre le plateau piétonnier République et le Port, et qui, à l’occasion du marché de définition, « a tout pigé : quand on a vu les différents projets, il n’y a pas eu photo ».
Mais bien entendu, quelle que soit sa force, ce lien tressé n’exclut pas quelques embardées. L’édile est aussi versatile, comme tout un chacun. Il n’est qu’à rappeler quelques traits employés par ce dernier pour décrire alors le projet de nouveau théâtre des architectes Dominique Jakob et Brendan Mac Farlane : « dès que nous avons eu le plan entre les mains, indépendamment de la forme extérieure, nous avons immédiatement compris la fonction, avec des architectes qui sont partis de la fonction pour penser leur projet et l’exprimer ensuite en façade ». Analyse percutante, effectivement. Fin 2004, lors de notre entretien, ce couple d’architectes était encore lauréat du concours.
On sait depuis qu’une nouvelle consultation, encore infructueuse, a été lancée suite à l’assouplissement des mesures de sécurité autour de l’usine Cargill qui contraignaient ce premier projet, et le couple de jeunes architectes a été évincé au début du printemps 2006. En chemin, ils avaient déjà renoncé à leur « matériau brut évoquant de manière sans doute un peu trop littérale les conteneurs », acceptant « un matériau plus mat et mieux fini », mais rien n’y fit. Quant aux Vénitiens Bernardo Secchi et Paola Vigano, lauréats en 2002 du concours pour la seconde phase du projet Ville Port autour du réaménagement du Petit-Maroc, ils sont partis exercer ailleurs leur talent d’urbanistes, à Rennes par exemple, après s’être heurtés notamment à la fronde d’une association de riverains qui eut – entre autres - raison du couple lauréat.


Le feuilleton
qu’entretient la ville avec son port
Secchi et Vigano oubliés, ou presque, l’inauguration, en avril dernier, de l’impressionnante Alvéole 14 aménagée par Finn Geipel et Giulia Andi et qui abrite au cœur de l’ancienne Base sous-marine le VIP et le Life [Lieu des formes émergentes] a marqué la relance du projet Ville Port et signé l’un des épisodes, très heureux pour le coup, du feuilleton à rebondissements qu’entretient donc la ville avec son port depuis plus d’une vingtaine d’années.
Dans le sillon de Sola Moralès, Geipel a travaillé l’essence (du lieu) plutôt que pensé le geste (architectural). Peindre d’abord une cage, pour revenir à Prévert, mais avec une porte ouverte, placer ensuite la cage contre un arbre, se cacher derrière l’arbre, parfois l’oiseau arrive vite, mais il peut aussi bien mettre de longues années avant de se décider, ne pas se décourager, la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau n’ayant aucun rapport avec la réussite du tableau. Une petite vingtaine d’années après le véritable début des grands travaux, à l’occasion de l’ouverture du Life,
Le Monde du 22 avril dernier titrait, en reprenant les mots du maire : « Le port «pourri» de Saint-Nazaire devient «quartier phare» ».
Nous y sommes donc. Et ne pas se décourager en chemin. C’est pourtant bien ce qui faillit arriver à Saint-Nazaire au milieu des années 1980, lorsque la toute jeune – à l’époque – équipe municipale échoua un peu piteusement à ranimer la rue de la Paix en y essayant d’y faire descendre l’art contemporain pour remonter le temps et retrouver cette liaison entre la ville et le port, serpent de mer nazairien. Mais il faut dire d’abord combien fut difficile cette décennie 1980 pour Saint-Nazaire, mais aussi pour Brest, Lorient ou le Havre, ces ports maritimes qui ont subi de plein fouet la crise de leurs activités traditionnelles et le vieillissement prématuré de leurs centres villes reconstruits. C’est là d’ailleurs que l’on a probablement le mieux mesuré toute l’influence d’élus municipaux passionnés par leur ville et son architecture. Au-delà des étiquettes politiques, l’action d’abord du club, puis de l’association internationale des villes reconstruites a d’ailleurs joué un rôle majeur au cours de ces années-là, permettant de partager expériences et projets autour notamment de cette question cruciale : comment la communication d’une municipalité peut-elle marcher sur ses deux jambes, patrimoine et projet, lorsque la première a été la source des destructions
3?
Brest, c’est un site majestueux, Recouvrance et la Penfeld. Le Havre, pour reprendre le passage d’un entretien avec son maire Antoine Rufenacht, c’est « un
bloc esthétique, fruit d’une vraie réflexion d’ensemble et d’une vraie cohérence » 4. Lorient, c’est la sage modestie d’un architecte en chef, l’étonnant Georges Tourry, qui distribue la commande et les îlots tout en faisant en sorte que son plan d’ensemble respecte le parcellaire qui organisait la ville avant sa destruction. Lorient, pour son maire Norbert Métairie, c’est « à la fois quelques immeubles préservés des années 1930, une reconstruction néo-régionaliste et un modernisme « classique » parfois un peu austère mais rempli de qualités, par exemple la barre de logements du Moustoir avec ses vues et ses duplex généreux » 5.

La lumière des villes d’estuaire
Et Saint-Nazaire? Un architecte en chef omnipotent, Noël Le Maresquier, un site très plat, entre Brière et estuaire, et une ville de hauteur uniforme coupée en brosse à R+3. Mais Joël Batteux, qui fut l’une des figures de proue de ce mouvement d’élus en faveur des villes reconstruites, n’est jamais aussi brillant et disert que lorsqu’il évoque cet aspect-là de Saint-Nazaire. Et l’architecture des années 1950 d’apparaître au fil des mots « blanche, tendue et structurée » : « depuis le début, je dis qu’il faut l’assumer, cette architecture, éviter de la contrarier, ne pas nier ce que Saint-Nazaire a été lors de sa reconstruction, au contraire ». D’où, par exemple, le choix de ce mobilier urbain blanc et acier, comme si l’on avait au fond cherché à prescrire le symptôme pour guérir le patient, pari tenu avec la nouvelle avenue de la République à la toute fin des années 1980, le projet matriciel en somme. « La ville est blanche. S’y conjugue cette lumière typique, laiteuse, des villes d’estuaire où l’eau se mélange à l’air. » Restait à en convaincre Jean-Claude Decaux, nazairien certes, mais probablement moins touché que le maire par la lumière des villes d’estuaire. « Je ne sais pas s’il a souvent financé un mobilier qu’il n’avait pas dessiné, mais c’était ça ou l’absence de publicité en centre-ville. Il a fini par admettre notre choix. » Tant pis pour les Nazairiens qui « voulaient ressembler aux autres villes, habitués comme les autres aux candélabres à l’ancienne ».
L’arrivée de ce nouveau mobilier urbain, « le rouge à lèvres sur la ville », a coïncidé surtout avec les deux projets de la renaissance nazairienne du tout début des années 1990 : le Centre République de Claude Vasconi, le « projet déterminant » qui est venu scander l’interminable avenue du même nom et montrer qu’il y avait une vie hors de l’axe gare-mairie
; et puis la Nuit des docks, la mise en lumière des bassins du port par Yann Kersalé, « un socle pour le travail futur des architectes » et le signal de la mutation des espaces portuaires, du travail vers les « loisirs » au sens large. Un « moment de bascule » dont le récit est déjà sédimenté. Et puis dans la foulée, « un changement très net de notre image au sein du monde des architectes, oui », l’instauration progressive d’une « culture particulière du marché de définition », la consultation Ville Port 1 en 1995, avec Bernard Reichen déjà, Christian Devillers aussi, Christian Cochy, et puis Manuel de Sola Moralès qui préfère monter sur la table plutôt que la renverser : « Il fallait oser : je pense à sa première esquisse où l’on voyait la base percée, la rampe et autour, rien, absolument rien, sauf un lampadaire planté au milieu d’une grande flaque d’eau! Il m’a répondu qu’il était certain de ne pas gagner ce concours – et que le gagner n’en valait pas la peine –, sauf si j’arrivais à comprendre, dès cette première image mystérieuse et un peu opaque, ce qu’il voulait faire exactement. Et le jury s’est ensuite déterminé avec la voix prépondérante de son président, la mienne. » Le colloque singulier? Voilà.

1. « « La ville est d’abord un lieu de représentation », entretien avec Joël-Guy Batteux, maire de Saint-Nazaire et président de la CARENE, entretien publié en ouverture du dossier que consacra le numéro annuel d’AMC-Le Moniteur architecture au « goût des maires » en janvier 2005 (n°148, pp.51-73).

2. Notion qu’avait mise en évidence Françoise Fichet il y a près de 40 ans dans « La gloire et l’argent, architectes et entrepreneurs au 17e siècle », un article désormais célèbre (dans le milieu de la recherche architecturale) paru à l’époque dans la Revue Française de sociologie (vol. 10, 1969, pp.703-723). L’auteur s’y attachait à l’absolutisme, à Louis XIV, et au rapport qui avait pu se tresser alors entre la gloire et l’argent, en posant l’architecture comme « une manifestation privilégiée » de « la représentation que l’individu se doit à lui-même et aux autres ».

3. Le premier colloque international des villes reconstruites s’est tenu à Brest dès 1983 sous l’intitulé « Villes reconstruites, villes à construire ». Dix ans plus tard, déjà très active autour de la réévaluation culturelle et architecturale de son centre reconstruit, Lorient accueillait le second colloque. C’est à cette occasion que ce club s’est fondé, permettant d’impulser nombre d’actions culturelles. Pour un regard rétrospectif sur ces actions, voir la contribution de son secrétaire, l’historien Patrick Dieudonné, « De la réhabilitation à la patrimonialisation : les villes reconstruites », in Gilles Bienvenu et Géraldine Texier-Rideau (dir.), Autour de la ville de Napoléon. Colloque de la Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de Rennes, collection « Art & Société », Rennes, 2006, pp.299-306.

4. « «
Expérimenter des idées nourries au contact d’autres cités portuaires» - entretien avec Antoine Rufenacht, maire du Havre et président de la Communauté de l’agglomération havraise » (3 p.), AMC-Le Moniteur architecture, n°151, avril 2005, pp.44-46.

5. « «
Considérer la Reconstruction comme une histoire achevée» - entretien avec Norbert Métairie, maire de Lorient et président de Cap l’Orient » (3 p.), AMC-Le Moniteur architecture, n°171, juin 2007.


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Place publique #15
mai/juin 2009

> Que peuvent les élus face à la crise ? Ils ne sont pas désarmés. Groupés, ils peuvent jouer un rôle d’entraînement non négligeable et peser face à l’Etat. C’est Joël Batteux qui l’affirme au vu de sa double expérience : vice-président de la Région en charge de l’action économique ; maire, depuis 1983, de Saint-Nazaire, une ville qui a souvent eu à affronter le gros temps.

PLACE PUBLIQUE > Vous venez d’élaborer un «Projet de développement durable», une feuille de route indiquant la marche à suivre pour Saint-Nazaire d’ici à 2015 et qui prévoit 186 millions d’euros d’investissements. Or, dès les premières pages de ce document, vous rappelez que la crise, Saint-Nazaire sait ce que c’est…
JOËL BATTEUX > Oui, quand j’ai été élu en 1983, Saint-Nazaire traversait une crise profonde. Le chômage atteignait le double de la moyenne nationale. On a connu un taux de 23 %! Il n’y avait pas de journée sans article dans la presse en forme de faire-part de décès de cette ville. Depuis 1990, l’emploi salarié a progressé de 30 % dans notre bassin d’emploi et nous sommes revenus à un taux de chômage identique à la moyenne nationale. Saint-Nazaire était une cité en déclin; elle est devenue une ville attractive. Ce qui montre que les élus ne sont pas désarmés face aux crises économiques.
PLACE PUBLIQUE > Comment vous en êtes-vous sortis?
JOËL BATTEUX > J’ai d’abord voulu établir des relations directes et soutenues avec le monde de l’entreprise, à commencer par la Chambre de commerce. C’est une condition indispensable: on ne développe pas l’économie sans le soutien des entreprises, de même que l’économie ne se développe pas sans le soutien des collectivités.

PLACE PUBLIQUE > Des exemples?
JOËL BATTEUX > En 1989, nous avons racheté des bâtiments pour abriter l’université. Avec Total, les Chantiers navals et l’Aérospatiale, nous avons créé un Centre d’initiatives locales à l’origine du rapprochement des principaux organismes de financement et de conseils aux créateurs et repreneurs d’entreprises. En relation avec les enseignants de l’IUT j’ai proposé la création d’un pôle productique, permettant la mise à disposition d’outils coûteux aux chercheurs comme aux petites entreprises. Et puis il y a eu la création du Centre République, cette zone commerciale que nous avons lancée avec le soutien de la Chambre de commerce. Heureusement, parce qu’autrement le centre-ville de Saint-Nazaire, il se trouverait aujourd’hui sur le parking d’Auchan! Cette démarche commune avec les milieux économiques a permis aux élus de mieux comprendre certains enjeux. Mais elle a aussi permis aux patrons de se rendre compte qu’on ne fait pas fortune dans le désert. Les entreprises ne peuvent pas se désintéresser de leur environnement. Un seul exemple: si l’on ne construit pas des logements accessibles aux jeunes actifs, eh bien les entreprises ne trouveront pas les salariés dont elles ont besoin.

PLACE PUBLIQUE > N’êtes-vous pas en train de surévaluer le rôle des élus dans la sortie de crise?
JOËL BATTEUX > Évidemment, je ne pèse rien dans les décisions de Total. Ce n’est pas moi non plus qui permets aux Chantiers ou à Airbus de trouver des commandes. Mais les élus peuvent, localement, créer une ambiance plus ou moins favorable au développement économique. Les élus plantent le décor; ce n’est pas rien.

PLACE PUBLIQUE > Et cette crise-ci, s’en sortira-t-on de la même manière?
JOËL BATTEUX > La crise provient des dérives du système bancaire. Mais l’économie de Saint-Nazaire, du département, des Pays de la Loire, c’est une économie réelle, qui repose sur la production de biens et de services réels. Quand la crise sera passée, l’outil de production sera prêt à repartir. Mon inquiétude majeure a trait au secteur automobile. Quand l’activité redémarrera, le marché aura changé parce que les attentes des consommateurs ne seront plus les mêmes. Et ce sera difficile pour les grandes marques de sortir une nouvelle gamme de modèles.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi?
JOËL BATTEUX > En 2007, la Région avait fait réaliser une étude comparée entre la navale, l’aéronautique et l’automobile sur les relations entre donneurs d’ordres et sous-traitants. Dans l’automobile, ces relations sont exécrables. Avec les équipementiers, les relations des donneurs d’ordres, c’est: marche ou crève, produis aux conditions exigées sinon je délocalise! On va payer cela très cher, avec de lourdes conséquences économiques et sociales. En tout cas, avec cette étude présentée lors de la Conférence annuelle du développement économique, vous voyez que la Région n’a pas attendu la crise pour s’intéresser à l’environnement des entreprises.

PLACE PUBLIQUE > Les élus ne tiennent-ils pas un double discours? Vous avez des propos volontaristes sur votre capacité à agir dans le domaine économique, mais en même temps vous écrivez que le rythme de votre Projet de développement durable dépendra de la capacité d’accès aux marchés financiers…
JOËL BATTEUX > Comment faire autrement? D’autant que le président de la République a annoncé la suppression de la taxe professionnelle sans dire par quoi il la remplacerait. Pour nous, ça représente une marge d’incertitude de 30 %.

PLACE PUBLIQUE > On commence à envisager des mesures de compensation…
JOËL BATTEUX > Moi, je n’ai jamais vu l’État supprimer une recette et la remplacer euro par euro. La première année, peut-être… mais l’année suivante? Et puis, même si nous touchons une rémunération garantie, nous ne serons plus intéressés à la dynamique économique. On peut débattre des bases de la taxe professionnelle, déplorer qu’elle soit trop assise sur les salaires, mais il ne faut pas dissocier les finances locales du développement économique. Quand nous avons lancé notre premier Projet de développement, nous avions lourdement investi en faisant un pari: le retour sur investissement prendrait six ans, le temps d’un mandat. Nous avons gagné notre pari, mais à quoi bon si demain le dynamisme des collectivités locales ne reçoit plus d’encouragement financier? L’attaque contre la taxe professionnelle, c’est l’attaque la plus radicale contre la décentralisation, une attaque vouée à l’échec d’ailleurs car on ne pourra pas revenir en arrière.

PLACE PUBLIQUE > Mais, précisément, la période actuelle n’est-elle pas marquée par le grand retour de l’État?
JOËL BATTEUX > Il y a peut-être une volonté de retour de l’État. Mais il n’en a plus les moyens, ni la culture. En réalité, l’État a surtout le dessein de s’opposer aux régions, presque toutes gouvernées par la gauche. L’État gesticule. Prenons l’exemple du port. Le plan stratégique qu’il est en train de développer s’appuie essentiellement sur la Région et le Département. L’apport financier de l’État ne couvre même pas les dépenses de dragage!

PLACE PUBLIQUE > N’empêche qu’un moment la Région a eu des velléités d’entrer dans le capital d’Airbus et, finalement, c’est l’État qui a pris une participation dans les Chantiers.
JOËL BATTEUX > Je me suis réjoui de son retour dans le capital de STX [l’actuel nom des chantiers navals] Mais il a payé beaucoup plus cher une minorité de blocage que s’il s’était décidé au moment où Alstom bradait les actions.

PLACE PUBLIQUE > Cela signifie-t-il que les Régions ne sont pas capables d’investir directement dans l’économie?
JOËL BATTEUX > Sur ce point, je suis un peu moins optimiste que le président de la Région. Jacques Auxiette juge qu’il n’est pas normal qu’on ne trouve pas l’argent nécessaire pour soutenir momentanément des entreprises qui sont des joyaux de l’économie régionale, en constituant, en quelque sorte, des fonds souverains régionaux. Sur le fond, je suis d’accord avec lui, mais je ne suis pas sûr qu’on arrive à dégager les sommes nécessaires qui nous permettraient d’agir sur les sujets vraiment importants.

PLACE PUBLIQUE > Alors, comment la Région peut-elle agir contre la crise?
JOËL BATTEUX > D’abord en poursuivant l’effort dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche. Vous savez, toutes les grandes innovations proviennent de métissages de technologies. À nous de faciliter le croisement des connaissances et des cultures qui, seul, peut permettre à la matière grise disponible de donner tout son rendement. Je vais vous donner un exemple: c’était à la fin d’une régate à Pornichet. Voilà qu’un petit industriel de Saint-Nazaire discute avec un de mes adjoints, par ailleurs ingénieur aux Chantiers. Et ce dernier s’aperçoit qu’aux Chantiers, on a tout pour découper les tôles au meilleur prix. Voilà comment les Chantiers sont, en somme, devenus les sous-traitants de Mécasoud, une entreprise de construction et de réparation… Neopolia, notre pôle Marine, qui compte 90 entreprises employant plus de 9000 salariés, est devenu le cluster le plus dynamique de l’Ouest. Les compétences qu’il recèle ont amené STX à se lancer désormais sur le marché de l’offshore. Seulement voilà, au début, en 1999, on a mis un permanent de notre Agence de développement à leur service…

PLACE PUBLIQUE > Qu’il s’agisse de Saint-Nazaire ou de la Région, n’allez-vous pas trop loin dans l’aide directe aux entreprises?
JOËL BATTEUX > Non, je le répète, notre premier rôle consiste à améliorer l’environnement des entreprises. Cela passe par l’ambiance générale d’une ville ou d’une région qui permet d’attirer des cadres. Par exemple, nous n’avons aucune difficulté à recruter des médecins au centre hospitalier de Saint-Nazaire. Dans une ville appauvrie, au cadre de vie déplorable, ce serait plus compliqué. Pour le reste, c’est vrai, normalement, une entreprise ne doit pas faire appel aux fonds publics sauf si elle est confrontée à des difficultés conjoncturelles, pour franchir un mauvais cap, ou bien dans le cas d’un projet de développement important pour lequel elle n’a pas tout à fait l’assise financière suffisante. C’est pourquoi, plutôt que d’aider directement telle ou telle entreprise, nous préférons l’inciter à se regrouper avec d’autres en filières, à imaginer des programmes d’amélioration dans divers domaines: fabrication, commercialisation, veille technologique… Et là, nous donnons le coup de pouce qui peut être décisif. À lui tout seul, notre argent ne fait pas le poids, mais si on le place bien, on peut déclencher quelque chose. D’autant qu’il y a une capacité, ici, à jouer collectif, au-delà parfois, il faut bien le dire, des clivages politiques. Tous ensemble, nous pesons par rapport à l’État. Sans la Région, le cylotron, un équipement essentiel dans la lutte contre le cancer, n’aurait jamais vu le jour! Et je suis d’autant plus à l’aise pour le dire que le projet avait été lancé par la majorité précédente… Si l’État avait eu la main, ce n’est pas à Nantes qu’il aurait installé Technocampus, ce centre de recherche sur les matériaux composites, et la filière aéronautique des Pays de la Loire se serait trouvée gravement affaiblie.

PLACE PUBLIQUE > Que vous inspirent les travaux du comité Balladur?
JOËL BATTEUX > Beaucoup de prudence… L’échelon qui pose le plus de problèmes, c’est l’échelon départemental, mais il est le mieux représenté au Parlement, notamment au Sénat. Alors… Cela dit, la clarification s’opère naturellement, petit à petit. Le Département s’intéresse à l’équilibre des territoires, il veille à ce que personne ne reste sur le quai. Les Villes et les Régions, elles, jouent plutôt un rôle dans le dynamisme général. Faut-il pour autant trop spécialiser chacune des collectivités? Je n’en suis pas sûr. Un financement croisé, une initiative à laquelle chacun participe, c’est quand même bien le signe d’un projet qui tient debout.

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Place publique #38
mars/avril 2013

> Comme d’autres collectivités, l’agglomération nazairienne arrive au terme de sa démarche prospective, Destinations 2030. Joël Batteux, président de la Carene (communauté d’agglomération de la région nazairienne) et maire de Saint-Nazaire, revient sur ce « sondage intime » qui lui a permis de mieux comprendre ce que les Nazairiens avaient « dans la tête et même derrière la tête ».

PLACE PUBLIQUE > Plan de référence, Projet de développement global… Saint-Nazaire a une longue habitude de prospective et de planification. Quoi de neuf avec Destinations 2030 ?
JOËL BATTEUX > L’ampleur de la consultation et la démarche retenue. Quand l’anthropologue Stéphane Juguet m’a présenté sa méthode, je me suis d’abord dit : « Mais qu’est-ce c’est que ce poète ? » Oui, je l’avoue, j’ai été un peu déstabilisé… Et puis je me suis rallié à l’idée qu’il fallait tenir compte de la subjectivité des gens. Il y un décalage inévitable entre les élus et les citoyens.

PLACE PUBLIQUE > Les élus seraient coupés des réalités ?
JOËL BATTEUX > Mais non ! Et les gens ne nous prennent pas pour des hurluberlus. Simplement, il est inévitable que les citoyens et les élus aient des préoccupations et des temporalités différentes. L’élu est obsédé par sa collectivité et pense à ce qui se passera dans vingt ans. Le citoyen, lui, il est obsédé par son boulot, s’il en a un, et il se préoccupe de ce qui va se passer autour de chez lui demain. D’où la nécessité d’explorer les besoins, les envies, les désirs, de savoir ce que les gens ont dans la tête et même derrière la tête.

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes pourtant très rétif à la démocratie participative…
JOËL BATTEUX > Pas à la démocratie participative, mais au charabia de la démocratie participative. C’est vrai, j’ai coutume de dire qu’on n’est pas élu le dimanche pour demander, le lundi, aux électeurs ce qu’on va faire ! Oh, je sais bien que, pas loin d’ici, il y a des élus désignés pour ne rien faire par des électeurs qui veulent que rien ne change. C’est confortable. Mais à Saint-Nazaire, ce n’est pas possible. Donc il faut au moins savoir où les gens veulent aller avant de savoir si c’est souhaitable ou réaliste. Et tout le talent de notre anthropologue a été de les accoucher.

PLACE PUBLIQUE > N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à avoir lancé cette démarche tout en annonçant que ce mandat-ci était le dernier ? En 2030, vous ne serez plus aux commandes…
JOËL BATTEUX > Mais il ne s’agissait pas d’écrire le programme de mes successeurs, simplement de leur donner les clés de lecture de l’opinion grâce à ce sondage intime des rêves et des espoirs. Après, à chacun de faire son miel de ces données… Je sais bien que des élus ont cru que je voulais canaliser, que je voulais borner leurs projets, mais pas du tout. Même si, bien sûr, j’ai mis dans les tuyaux au moins de quoi faire un demi mandat. Après tout, il est plus facile de stopper un projet que de faire du neuf à partir de rien.

PLACE PUBLIQUE > Quel est le résultat qui vous a le plus surpris dans ce que vous appelez un sondage intime ?
JOËL BATTEUX > Je ne dirais pas que j’ai eu d’énormes surprises… Mais j’ai quand même été frappé par cette aspiration à faire revenir la nature en ville. J’entends parfois dire : « Batteux n’aime pas les fleurs ! ». Non, mais je pense que c’est souvent un cache-misère : planter des chrysanthèmes en automne, faire pousser des jonquilles au printemps, ce n’est pas bien terrible… Il faut avoir une conception généreuse du végétal en ville, choisir des persistantes, s’inspirer de ce que fait le paysagiste Gilles Clément sur le toit de la base sous-marine.

PLACE PUBLIQUE > La nature, fort bien. Et l’économie ?
JOËL BATTEUX > Hormis l’espoir d’avoir des emplois, c’est un domaine où il est plus difficile pour les citoyens de se projeter. Allez parler du futur Centre international de réalités virtuelles à un jeune apprenti… Et pourtant… Imaginons que, demain, EDF décide d’assembler des éoliennes off-shore dans la cale Joubert : des mâts de 75 mètres de haut, des pales de 75 mètres de rayon ! Quel spectacle ce sera ! Voyez, l’avenir continue à me faire rêver…

PLACE PUBLIQUE > Mobiliser les citoyens, stimuler l’imagination collective, les inviter à s’exprimer, c’est le moment le plus excitant d’une démarche prospective. Mais vient le moment de l’atterrissage, des choix, et ça, c’est moins drôle…
JOËL BATTEUX > Bien sûr. Mais ce n’est pas moi qui piloterai au moment de l’atterrissage. Je me suis contenté de préparer le terrain. Je le répète : c’est aux élus de penser l’avenir et ce n’est pas dans les périodes faciles où tout va tout seul qu’on a le plus besoin de préparer l’avenir. Si on pense pas à demain, on peut être sûr d’une chose : il se passera n’importe quoi !

PLACE PUBLIQUE > N’empêche qu’il y a beaucoup de choses qui ne dépendent absolument pas des élus locaux. Et c’est particulièrement vrai dans une ville comme Saint-Nazaire dont l’économie est particulièrement mondialisée. Que pouvez-vous à la stratégie de STX, décidée en Corée ? Quel poids avez-vous sur les projets d’Airbus ? Que savez-vous de l’avenir du terminal méthanier ?
JOËL BATTEUX > À Saint-Nazaire, on a toujours énormément investi dans la recherche et les études, beaucoup plus que des villes de taille comparable. Pourquoi ? Pour créer, dans toute la mesure du possible, les conditions propices au développement. Je sais bien que la stratégie de firmes internationales ne dépend pas de moi. Ce qui dépend de moi, c’est de créer un terreau fertile. Ce n’est pas un rôle médiocre. Je peux dire que je suis pour quelque chose dans le dynamisme économique de Saint-Nazaire. Cela passe par des choses très simples. J’ai mis beaucoup de temps à faire en sorte que les salariés comprennent qu’un dirigeant d’entreprise n’est pas forcément un magnat du CAC 40. Ici, on se parle, on se connaît, on comprend les contraintes de chacun. Tous les ans, au moment des vœux, je remets la médaille d’honneur de la ville à des syndicalistes bien sûr, mais aussi à des chefs d’entreprise pour que les Nazairiens comprennent bien qu’ils sont, eux aussi, utiles à la collectivité. Gérald Lignon1, ce n’est pas Carlos Ghosn ! Eh bien, plus personne ne me critique là-dessus. n