Eté 2021

Stacks Image 47546

etoile_anim

Suivez-nous :

Stacks Image 68846
Stacks Image 68848
édito
Traite négrière et esclavage,
la suite de l’histoire

Nantes a su regarder en face son passé de capitale française du commerce triangulaire, de principal port des expéditions négrières – plus de 1700 recensées – qui assurèrent sa prospérité. Depuis une trentaine d’années, en particulier avec l’exposition Les Anneaux de la mémoire présentée au château des ducs de Bretagne au début des années 1990, la ville a appris à connaître ce «modèle parfait de ce qu’est l’ignominie» souligné par l’historien Serge Daget, un des précurseurs de cette connaissance et de sa diffusion. Et aujourd’hui? Des historiens, des associations et des militants poursuivent ce travail, multipliant les regards sur la suite de cette histoire à la fois locale et inscrite dans une inhumaine mondialisation.

Les bases de données de la traite transatlantique compilent les noms de ces navires qui, de la fin du 17e au 19e siècle, descendirent l’estuaire de la Loire pour cingler vers les côtes africaines puis traverser l’océan chargés d’esclaves, à destination des Antilles ou des Amériques. Des noms presque anodins tels Princesse, Duc-de-Bretagne, Intrépide, des références à l’histoire (César, Charlemagne...) ou aux dieux et à la mythologie (Neptune, Jason, Mercure…). Des noms gravés sur les plaques de verre serties pour l’histoire dans le béton de l’esplanade du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, quai de la Fosse.

Une expédition parmi tant d’autres
: La Jeune-Catin appareille de Nantes le 16juin 1739. Le navire est armé par Antoine Wailch, un ancien capitaine originaire de Saint-Malo désormais installé à Nantes. L’équipage compte vingt-quatre hommes. Il touche Malembo en Angola, sur le rivage de l’Atlantique. Là, 340 esclaves sont achetés et parqués dans La Jeune-Catin qui quitte les côtes africaines fin mai1740. Vingt-six d’entre eux meurent lors de la traversée longue de soixante-deux jours vers Haïti – neuf marins succomberont également lors du périple du navire négrier. Dix mois plus tard, La Jeune-Catin retrouve le port de Nantes. Fin mars1742, le navire reprend la mer pour une nouvelle expédition, armé cette fois par Thomas Clément Noyeau. Côtes africaines, île portugaise de Sainte-Catherine au sud du Brésil, puis Saint-Domingue et retour à Nantes, en novembre1743, avec du sucre et des marchandises. Ainsi a prospéré Nantes.

Si cette histoire est désormais connue, quantifiée, l’historien António de Almeida Mendes, de l’université de Nantes, précise dans l’entretien qui ouvre notre dossier comment des travaux conduits plus récemment ouvrent sur de nouveaux regards portés sur la traite et l’esclavage. Ainsi, les chercheurs se sont lancés sur les traces des esclaves et de leurs descendants pour tenter de saisir ce que furent ces vies, celles de plus de 12
millions d’Africains déportés. Élargir la focale et reconstituer des parcours, c’est donc aussi accepter d’être bousculé, se confronter à l’ascension sociale de certains, au métissage ou à l’histoire de celles et ceux qui vécurent à Nantes, quelques centaines de femmes et d’hommes.

Comment Nantes a-t-elle avancé sur le chemin de la connaissance et de la reconnaissance de la traite négrière au point de se montrer pionnière en la matière
? Comment fait-on collectivement mémoire d’un passé occulté? L’historien Didier Guyvarc’h revient sur le cheminement suivi par la ville: du refus de la municipalité, alors dirigée par le gaulliste Michel Chauty, de soutenir un colloque sur le Code Noir au milieu des années 1980 au moment fondateur que fut l’exposition Les Anneaux de la mémoire et jusqu’aux débats et désaccords qui ont accompagné le projet de Mémorial de l’abolition de l’esclavage.

Maire de Nantes de 1989 à 2012, aujourd’hui président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, Jean-Marc Ayrault apporte le regard de celui qui était aux commandes de la Ville. S’il revendique «
l’acte politique très fort» d’avoir engagé les Nantais à connaître leur passé négrier, le nouveau maire d’alors ne sous-estimait pas les éventuelles résistances. L’équipe municipale a donc misé sur la pédagogie. De fait, cette «connaissance» de l’histoire, son enseignement dans les programmes scolaires initié par la loi Taubira en 2001, demeure «vital» pour le président la fondation. Jean-Marc Ayrault plaide pour une «lucidité sur nous-mêmes», républicaine, à transmettre à la jeunesse, préférable à une concurrence des mémoires qui ouvrirait la porte à des communautarismes.

L’avocat Yvon Chotard était de cette aventure municipale et fut un des fondateurs de l’association des Anneaux de la mémoire – dont il reste un des piliers. S’il détaille comment Nantes est devenu «
le port de la mémoire de la traite», il évoque aussi son regret de ne pas avoir vu la ville opter pour un musée consacré au commerce triangulaire et dédié à un «récit historique partagé qui seul pourra réconcilier les mémoires meurtries». Des mémoires douloureuses qu’il craint, lui aussi, de voir se transformer en «démarches émotionnelles communautaires».

Nantes-Ouidah
: le port d’où partaient les navires des expéditions négrières et la ville béninoise qui fut un des carrefours du commerce triangulaire. Membre du Centre de recherche nantais architecture urbanités de l’École d’architecture, la chercheure Rossila Goussanou analyse les trajectoires mémorielles suivies par les deux villes, d’autant qu’elles ont débuté au même moment, au commencement des années 1990. Elle relève à Nantes les orientations prises ces dernières années au Musée d’histoire où deux saisons Expression(s) décoloniale(s) ont été organisées: il s’agit aussi de poser un autre regard sur les collections, de les «décoloniser» alors qu’elles sont souvent issues d’archives ou d’objets en provenance «des dominants» – armateurs, négociants, capitaines… À Ouidah, l’ancien comptoir de traite, des projets mémoriels spectaculaires sont programmés: sur la plage, à côté de la Porte du non-retour édifié en 1995 qui rappelle le départ forcé des esclaves, un Bateau du départ doit être édifié, réplique du navire négrier nantais L’Aurore. Si les mémoires des uns et des autres peuvent dialoguer, elles s’apprécient aussi à l’aune de contextes locaux.

Pierre Guillon de Princé est descendant d’armateurs négriers nantais qui ont fait fortune. S’il a toujours composé avec cet «
héritage», l’interpellation d’un de ses petits-enfants – «Mais c’est la honte!» – l’a amené à réfléchir à cette filiation. Il en témoigne dans un récit personnel.

Notre dossier se referme avec un point de vue signé de Didier Guyvarc’h. Il revient sur la faible vaccination en Guadeloupe et en Martinique et les ravages causés par le Covid-19. Et soumet à la réflexion un parallèle avec, au milieu du 18
e, l’histoire de l’inoculation chez les esclaves, des propriétaires de plantations cherchant à préserver de la maladie leurs «ressources humaines». Le vertige d’une main-d’œuvre servile à protéger.