novembre-décembre 2011

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édito

1977, un glissement de terrain
En 1977, presque toutes les grandes villes de l’Ouest basculent à gauche et y sont le plus souvent demeurées. Comment expliquer ce séisme politique et le nouveau paysage qu’il a créé ? Élus et historiens, politologues, économistes, sociologues confrontent leur vision des choses lors d’un colloque et dans ce numéro.
Il y a tout juste un an, nous organisions un colloque avec des villes depuis longtemps ancrées à gauche en Basse-Loire : Saint-Nazaire, Rezé, Couëron, Trignac, La Montagne, Indre, Saint-Jean-de-Boiseau et même Nantes puisque Chantenay, qu’elle a annexé en 1908, fit longtemps figure de « bastion rouge ». Nous avions alors visité ce pan de notre histoire, nous interrogeant sur les ruptures et sur les continuités entre le temps des pionniers et les pratiques municipales d’aujourd’hui (Place publique n° 24).
Cette fois, nous élargissons la focale, passant de l’estuaire de la Loire au Grand Ouest, et nous changeons d’époque : c’est au tournant de 1977 et à la trentaine d’années qui ont suivi – jusqu’aux toutes récentes élections sénatoriales – que nous nous intéressons. Mais notre souci demeure double : historique et réflexif ; nous questionnons le passé pour mieux déchiffrer notre présent.
L’historien brestois Christian Bougeard ouvre ce dossier en situant les élections municipales dans leur contexte national : cette année-là, la gauche gagne 57 villes dont presque toutes celles de Bretagne et des Pays de la Loire. Il inscrit aussi ce succès électoral dans la longue durée de l’Ouest. Le glissement de terrain fut brutal, mais il avait été préparé par de lentes évolutions souterraines : l’usure des notables de droite et du centre, l’émergence d’une nouvelle génération socialiste, des conflits sociaux emblématiques, les mutations du catholicisme… L’historien rennais François Prigent détaille le tableau en examinant les trajectoires militantes des socialistes qui furent les principaux acteurs du tournant de 1977 et dont les plus jeunes sont encore aujourd’hui à la tête de villes, de départements, de régions de l’Ouest.
Yvon Tranvouez, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire religieuse contemporaine, s’attache à un cas précis, qu’il connaît bien, celui de Brest. Responsable CFDT et membre du Parti socialiste, Francis Le Blé, le maire élu en 1977, était aussi un catholique notoire, comme bien d’autres artisans de la conquête par la gauche du grand port finistérien. Dira-t-on que cet apport fut décisif ? Ou bien faut-il analyser la victoire de la gauche comme une conséquence de la distance progressivement prise à l’égard de la religion par un nombre croissant de Brestois ? Yvon Tranvouez ne tranche pas : au fond, les deux phénomènes allaient dans le même sens et Brest est toujours rose. Dans l’entretien qui suit, Yvon Tranvouez approfondit la question et élargit sa vision au-delà de Brest. Il se montre affirmatif sur un point : les chrétiens de gauche ont disparu. Beaucoup sont encore vivants et la foi de tous ne s’est pas évaporée, mais cette catégorie idéologique et politique, qui joua un rôle éminent dans l’Ouest, s’est dissoute, tout simplement parce que l’articulation entre foi et politique n’est plus un problème aujourd’hui.
Place ensuite à deux grands témoins : Edmond Hervé et Alain Chénard. Le premier avait 34 ans quand il s’est assis dans le fauteuil de maire de Rennes, occupé jusqu’en 2008. Il analyse les raisons de sa victoire et raconte l’apprentissage de la gestion municipale par une équipe aussi enthousiaste que néophyte. Alain Chénard, maire de Nantes de 1977 à 1983, avait déjà eu une pratique municipale, mais il était le seul de sa liste en ce cas et reconnaît : « Nous savions surtout ce qu’il ne fallait pas faire. » Ce qui ne l’a pas empêché d’impulser des réalisations comme le tramway et le périphérique dont on cueille aujourd’hui les fruits.
Voilà pour l’histoire. Le débat, nous le lançons avec un texte du sociologue Jean-Louis Violeau, spécialiste d’urbanisme et d’architecture. La forme de la ville a-t-elle changé avec la gauche ? Les cas de Nantes, Rennes, Saint-Nazaire, La Roche-sur-Yon et Brest sont passés en revue. Certes, la gauche s’est beaucoup investie dans les questions urbaines, sans pourtant manifester une pratique et une doctrine qui la distingueraient fondamentalement de la droite. C’est que chaque ville a sa propre histoire, ses propres enjeux qui excèdent le temps d’un mandat municipal.
L’économiste angevin Dominique Sagot-Duvauroux marque la même prudence quand il scrute les politiques culturelles. Au fond, ce qui est déterminant n’est pas d’être une ville de gauche ou une ville de droite, mais une grande ville et, qui plus est, une ville centre, contrainte à un certain nombre de dépenses dans le domaine de la culture. Quant à la conception de la politique culturelle, elle fait passer une ligne de démarcation au sein même de la gauche.
Membre de notre comité de rédaction, le politologue nantais Goulven Boudic analyse les relations entre les socialistes et les Verts qui ont succédé aux communistes comme alliés principaux. Rennes n’est pas Nantes, la Bretagne n’est pas les Pays de la Loire, les configurations varient selon les époques et les lieux, mais une chose est sûre : entre « ces associés rivaux que sont voués à être les Verts et les socialistes », à coup sûr « l’union est un combat », pour reprendre l’expression d’un dirigeant communiste à l’époque lointaine du Programme commun.
Le politologue lillois Rémi Lefebvre était déjà intervenu lors de notre précédent colloque pour expliquer comment le Parti socialiste était devenu « le parti des mairies ». Cette fois, il analyse une autre mutation : en 1977, le PS affichait l’ambition de changer tout à la fois la ville et la vie. Aujourd’hui, assure-t-il, la gestion du local s’est largement dépolitisée, l’action publique s’est standardisée, le maire « se met en scène comme entrepreneur de politiques publiques » ; il se soucie avant tout de développer l’attractivité de sa ville dans la compétition internationale des territoires.
Mais avant, place au conseiller régional UMP Franck Louvrier, surtout connu pour être le conseiller en communication du président de la République. Dans cet entretien qui s’est déroulé – ironie du sort – à la veille des élections sénatoriales, il affirme que nous vivons la fin du cycle ouvert en 1977 et qu’il n’y a « aucune fatalité à ce que les villes de gauche restent à gauche pour l’éternité. » Certes, mais on remarquera que ses espoirs de changement reposent surtout sur des successions mal préparées ou des conflits entre Verts et socialistes, pas sur un mouvement de fond comme celui que connut l’Ouest dans les années 1970.
Le dossier se referme sur les réponses à un questionnaire que nous ont adressées sept élus de l’Ouest : Jacques Auxiette, président des Pays de la Loire et ancien maire de La Roche-sur-Yon ; Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes ; Jean-Claude Boulard, maire du Mans ; Daniel Delaveau, maire de Rennes ; Jacques Floch, ancien maire de Rezé ; Bernard Poignant, maire de Quimper ; et une jeune adjointe nantaise, Johanna Rolland, qui n’était pas née en 1977.
Les explications du changement de 1977, les raisons de la longévité de la gauche municipale, la particularité de l’Ouest, la validité du clivage gauche-droite, les apports de l’intercommunalité, les grandes mutations enregistrées depuis 1977 : autant de sujets sur lesquels chacun fait entendre sa voix. Force est de constater que le chœur chante plutôt à l’unisson, quelques bémols, mais pas de vraie dissonances. Ces réponses méritent d’être comparées à quelques-unes des analyses critiques contenues dans ce dossier.
Qui donc disait que les hommes font l’histoire, mais qu’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ?