Place publique #7
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Contribution


Les musiques traditionnelles
à l’assaut de la ville


Texte > SYLVAIN GIRAULT

Résumé > Les « musiques traditionnelles » de France sont des musiques héritées d’une civilisation rurale aujourd’hui révolue. Dès lors doivent-elles continuer d’exister et de se développer dans une France largement urbanisée ? Sans aucun doute, au nom de la diversité culturelle, prônée par l’Unesco, approuvée par le parlement français.


Nous parlons ici des musiques héritées de l’ancienne civilisation paysanne française : les mélodies, les chansons, les sons qui rythmaient la vie des communautés villageoises jusqu’à la Première Guerre mondiale et même après dans certaines régions comme la Bretagne. Elles s’expriment lors de contextes fonctionnels (la danse, le travail, les noces, les jeux…), en lien à des croyances et pratiques rituelles, au cycle de la vie (naissance, initiation, mariage, décès) et des saisons (récoltes, travaux des champs…). Ces musiques sont avant tout des « musiques sociales », qui ont un sens collectif dans l’espace et dans le temps. Enfin, elles ont connu un mode d’élaboration et de transmission essentiellement oral. Les mémoires populaires leur ont permis de continuer d’exister jusqu’à nos jours dans des contextes souvent restreints comme la famille et certaines pratiques sociales, puis à partir des années 1970 dans des contextes associatifs, de « culture organisée » (cours, bals, spectacles…).

Une invention urbaine
La difficulté et l’intérêt de ces musiques résident dans le fait qu’il nous est impossible d’en dater, d’en localiser ni même d’en personnaliser l’acte de création. Les romantiques défendaient l’idée d’une création spontanée et collective au sein d’une communauté rurale autarcique, autonome et isolée de la ville. Cette idée infondée participe du mythe néfaste de la pureté. Au 18e siècle, la musique et, en particulier, la chanson dite traditionnelle n’est pas l’apanage des campagnes : elle appartient autant à la petite bourgeoisie urbaine. Jusqu’à la moitié du 19e siècle, il existe une communication intense entre le peuple des villes et celui des campagnes par le biais des chansons et de la musique. Ces échanges se font dans les deux sens, directement ou par l’intermédiaire de colporteurs, soldats, marins, pèlerins… Il faut donc moins s’intéresser à l’origine datée et localisée de la création d’une musique qu’au processus d’appropriation et de transformation collectives de celle-ci par une communauté donnée, qu’elle soit urbaine ou rurale. Ce qui caractérise ces musiques, ce n’est donc pas leur ruralité en opposition à la ville, mais davantage leur dimension communautaire, collective et sociale.
Intéressons-nous dans un deuxième temps à l’existence de l’objet « musiques traditionnelles ». Qui a fait exister cet ensemble et qui l’a nommé sinon l’élite culturelle urbaine ? Les folkloristes, comme Villemarqué (Barzaz Breizh en 1839) ou Guéraud, qui ont recueilli ce patrimoine oral n’étaient-ils pas des érudits des villes ? Dans le romantisme ambiant, ils souhaitaient « sauver les dernières traces d’un génie populaire en voie de disparition ». Ensuite les musiciens-collecteurs du revival dans les années 1970, pétris de contre-culture américaine, de folk-song et de « retour à la terre », n’étaient-ils pas des citadins qui craignaient de voir s’éteindre des pans entiers de culture populaire sur les cendres de la révolution industrielle ? Ils ont parcouru les campagnes de France pour enregistrer les derniers – pensaient-ils - musiciens routiniers et chanteurs traditionnels. Encore des gens de la ville qui se mêlent de faire revivre la culture des gens de la campagne… Ce sont bien les élites intellectuelles urbaines qui ont progressivement « inventé » l’objet « musiques traditionnelles », qui lui ont donné une visibilité et donc une existence dans le champ culturel français.

Au nom de la diversité culturelle
Ce qui réunissait ces acteurs culturels de la contre-culture des années 1970, au-delà de la sauvegarde d’une culture héritée de la civilisation rurale, c’était avant tout la défense d’une certaine forme de diversité culturelle et de lutte contre la « coca-colonisation ». En ce sens leur message est incroyablement moderne. C’est au nom de la diversité culturelle que les musiques traditionnelles doivent aujourd’hui (re)trouver leur place dans la société française. Il n’y a rien d’autre à invoquer pour justifier le développement de ces musiques ici et maintenant. Ni drapeaux, ni nation, ni passé. Uniquement la diversité culturelle. Mais développer les musiques populaires de tradition orale aujourd’hui, la tâche n’est-elle pas ardue dans une France où la majorité des habitants sont urbains, où Internet a favorisé les échanges planétaires et où la tendance est à l’uniformisation des goûts ? Peut-être faut-il justement investir davantage le terrain de la ville ? Si la ville est un espace de connaissance, d’échange et de brassage, de création, et si enfin la ville est le lieu du pouvoir politique, alors les musiques traditionnelles doivent la prendre d’assaut.
Le premier terrain à investir est celui de la connaissance. Les Français dans leur ensemble et les urbains en particulier méconnaissent largement leur patrimoine oral. Parlez à un Nantais de la veuze, du gallo ou d’une complainte de fonds ancien : il vous regardera avec des yeux interloqués comme si on lui parlait chinois. Il s’agit là pourtant d’éléments constitutifs de notre « mémoire collective ». Comme on n’enseigne pas les déclinaisons locales de l’histoire nationale, on n’enseigne pas non plus aux jeunes Français comment chantaient, comment parlaient, comment jouaient, comment dansaient leurs ancêtres (qu’ils soient d’ici, du Gers ou d’Algérie). Et quand on enseigne la musique en France, c’est de manière encore très académique, écrite, uniformisée, dans une logique préceptorale qui est à mille lieux de ce que l’on peut trouver dans des pays comme la Hongrie par exemple.
Promouvoir les musiques traditionnelles c’est donc avant tout s’attaquer à l’essentiel : l’éducation. Cela concerne l’école, les structures d’éducation populaire, l’enseignement musical, les archives, l’édition, les musées, les médias… Le patrimoine immatériel est devenu un concept nouveau. La France, qui a concentré ses efforts depuis toujours sur la conservation des patrimoines bâti et écrit, commence juste à s’intéresser à l’oralité, au témoignage, aux parlers, aux chansons, aux croyances que son peuple porte… Mais elle est encore très en retard à l’échelle européenne. Un exemple local : Dastum 44, centre de ressources de traditions orales en Loire-Atlantique, demeure une structure peu professionnalisée, précaire, très peu soutenue par les pouvoirs publics, malgré un travail de fond reconnu dans le domaine du collectage sonore, de la conservation, de la mise à disposition, de l’édition… Le mouvement associatif a porté la sauvegarde, la reconnaissance, le renouveau des musiques traditionnelles depuis les années 1970. Il est temps que les institutions culturelles, patrimoniales et éducatives prennent le relais. On peut avoir espoir quand on sait qu’en Irlande dans les années 1960, personne ne savait ce qu’était un uilleann pipe. Aujourd’hui les luthiers n’arrivent plus à fournir face à l’afflux de demandes des jeunes qui veulent apprendre cette cornemuse.

Investir le terrain de l’échange
Le risque pour les musiques populaires de tradition orale de France serait de n’être considérées que comme des musiques de « patrimoine » au sens de conservation. Il faut accepter que les musiques meurent. Le mythe du tout récupération est un leurre morbide. Ces musiques doivent rester des musiques de l’être et non de l’avoir. En Bretagne, les musiques traditionnelles continuent de jouer un grand rôle social à travers le phénomène des fest-noz, balades chantées, veillées… La musique y conserve une dimension sociale et intergénérationnelle forte, en particulier dans des villes comme Nantes, Rennes ou Lorient. Dans d’autres régions c’est parfois moins le cas. Ce qui a amené certains penseurs comme Claude Sicre à Toulouse (Fabulous Trobadors) à décréter qu’il fallait jeter aux oubliettes les musiques traditionnelles rurales et réinventer un nouveau « folklore » (au sens premier et positif du terme) urbain.
Ce qui est certain c’est que les musiques traditionnelles ne peuvent se contenter de n’être que patrimoine ou que création artistique professionnelle. Elles doivent se réinventer socialement dans les nouveaux contextes urbains. C’est là qu’elles se sont toujours régénérées car la ville est le lieu du brassage et de l’échange. Le « musette » est par exemple né de la rencontre dans le quartier Bastille à Paris entre les immigrés d’Auvergne et de l’Aveyron venus avec leurs chansons, leurs danses et leurs cornemuses (cabrette dite aussi musette) et les immigrés italiens et leurs accordéons. Cette musique s’est ensuite enrichie au contact des tziganes et du swing.
Aujourd’hui, dans les banlieues de France, si l’on montrait aux jeunes issus de l’immigration que l’on peut « cultiver sa culture » et celle de ses parents, tout en étant français, cela éviterait peut-être le repli communautariste qui gangrène nos cités. Lorsque l’on parle de développer les musiques traditionnelles de France, on parle bien sûr des musiques de Bretagne, Auvergne, Pays Basque, etc. Mais on parle aussi de toute la richesse incroyable et souvent souterraine que constituent les musiques des immigrés. Quelle qu’en soit la région d’origine, en ville comme à la campagne, ces musiques sont toujours liées aux actes sociaux, à la communication entre les gens. Elles sont populaires, mot banni de certaines grandes enseignes de la pensée culturelle française.

Investir le terrain de la création
Pour créer aujourd’hui en musiques traditionnelles l’artiste doit s’appuyer sur une connaissance approfondie non seulement des langages et codes musicaux, mais aussi des significations et des contextes sociaux de leurs pratiques. Sans cela, on tombe dans deux travers : des musiques du pur loisir, de l’animation, du « festif », ou bien des musiques édulcorées, esthétisées, apprêtées. Ou pour recourir aux anglicismes : « canada dry », « world » ou « new age ». La société marchande nous y conduit tout droit. La ville peut être le lieu d’une grande marchandisation de la culture, où l’on consomme autrui pour le rendre plus abordable, niant ainsi son altérité. Ainsi on débarrasse ces musiques de leurs styles locaux, de leurs voix trop aiguës, des sons de cornemuse trop acides, de leurs rythmes trop impairs, des timbres de voix trop étranges, des ornements que l’on ne comprend pas, des gammes pas assez tempérées, des textes de chansons trop vulgaires, en un mot des scories, des éléments hors-cadre, trop sauvages, pas assez civilisés. Ainsi après avoir été folklorisées par le politique, ces musiques encourent le risque d’une nouvelle folklorisation plus sournoise par le marché.
Partant, il est temps de soutenir et de favoriser la création et donc aussi la professionnalisation des artistes de France issus des musiques traditionnelles. C’est ce que nous essayons de faire avec Le Nouveau Pavillon à Bouguenais, qui demeure encore aujourd’hui la seule structure hexagonale entièrement dédiée à la création et à la diffusion des artistes professionnels issus de ces musiques. Car le lien entre « scène-création » et « musiques traditionnelles » est encore difficile à promouvoir et à expliquer. Le rock est né sur scène. Les musiques traditionnelles sont nées dans les champs, dans les tavernes, dans les chaumières ou dans la rue. Faire comprendre qu’elles sont un formidable terrain de création est parfois ardu. Il faut pour cela bannir de son vocabulaire les mots authenticité et pureté. Comme le dit l’ethnomusicologue Tony Mitchell, ces idées ne sont qu’une « forme idéalisée de nostalgie colonisatrice ». Elles vont parfaitement à l’encontre de ce que sont intrinsèquement ces musiques : croisements, assimilations locales d’éléments culturels étrangers, plasticité, transmission, hybridation, trahison, (re)création perpétuelle, absence totale de frontières. Elles ne font que se transformer et se réinventer.
Aujourd’hui c’est sur les scènes urbaines qu’elles doivent le faire. La ville est le lieu où le musicien peut créer, montrer, vivre de sa musique. La ville doit accepter ces musiciens, leur « étrangeté » musicale, l’origine rurale des musiques qu’ils interprètent mais réinventent chaque jour. Les aider à exister en scène et avoir avec eux la même exigence artistique qu’avec des artistes de jazz ou de théâtre. On a la chance qu’il existe en France une scène créative, dynamique, en pleine résonance avec son temps, des artistes qui disent leur manière de voir, de penser et d’écouter le monde dans lequel ils vivent, à partir d’un langage musical hérité, issu du collectage et de l’imprégnation orale.

Investir le champ du politique
Et la politique ? Les militants du revival, issus de la contre-culture, ont toujours eu du mal avec ce mot. Politique signifiait dans les années 1970 : l’État, la culture parisienne assénée d’en haut, le centralisme. On s’est recentré sur l’associatif, sur le « faire entre nous ». Ce militantisme et cette culture associative alternative ont permis de faire exister l’objet « musiques traditionnelles ». Mais aujourd’hui ils doivent s’adapter car il est temps de frapper réellement à la porte du politique : État, régions, départements et villes. Malgré quelques « centres de musiques traditionnelles en région », pour certains à bout de souffle vingt ans après leur création, quelques départements de musiques traditionnelles trop souvent marginalisés au sein des conservatoires, quelques centres de ressources peu aidés et soutenus eu égard à leur remarquable travail de vulgarisation du patrimoine oral et une seule scène labellisée par le Ministère (Le Nouveau Pavillon), le secteur culturel des musiques populaires de tradition orale est le parent très très pauvre du développement culturel français.
On a là le symbole d’un pays incapable d’accepter et de valoriser la diversité des cultures du peuple qui l’habite, le symbole d’une domination culturelle non pas des villes sur les campagnes, mais des élites politiques, économiques et intellectuelles sur les « classes laborieuses ». Dans l’histoire, cette domination a pris la forme de l’ignorance, du mépris et de la folklorisation, c’est-à-dire de l’instrumentalisation politique, érigeant une culture populaire en folklore étendard pour asseoir un pouvoir. Aujourd’hui, certaines collectivités locales prennent le même chemin, du Puy du Fou à la Breizh Touch. La culture populaire devient la « culture nationale » ou « régionale »… Mais la logique est la même. Le folklore est toujours exploité par les pouvoirs. Il faut s’en détourner, revenir à l’essence populaire de ces musiques comme vecteur d’une expression nouvelle, à inventer, à créer.
Il est temps de débarrasser les musiques traditionnelles de certaines dérives folklorisantes et des revendications identitaristes. Exiger des pouvoirs publics une forte place dans les politiques publiques du patrimoine, de la recherche, de l’éducation, de la politique de la ville, de la formation artistique, du soutien au spectacle vivant. Refuser les financements au titre du « soutien aux cultures régionales », du tourisme et de la communication. Refuser les drapeaux. Modifier le regard de nos élites culturelles. Participer de la lutte contre la marchandisation et la consommation culturelle. En finir avec une politique culturelle fondée sur l’idée d’apporter au peuple la culture universelle émancipatrice.
Pour tout cela, il existe désormais un outil juridique : la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’Unesco, adoptée par le Parlement français le 5 juillet 2006. Cette charte affirme que la diversité culturelle constitue un patrimoine commun de l’humanité, qu’elle doit être célébrée et préservée au profit de tous et qu’elle est un ressort du développement durable. La charte reconnaît que la diversité des expressions culturelles traditionnelles est un facteur important qui permet aux individus et aux peuples d’exprimer et de partager avec d’autres leurs idées et leurs valeurs. Enfin, la charte affirme que les activités, biens et services culturels ont une double nature, économique et culturelle, parce qu’ils sont porteurs d’identités, de valeurs et de sens et qu’ils ne doivent donc pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale…