Place publique #4
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Dossier :
Île de nantes : une ville se construit sous nos yeux


Alexandre Chemetoff
ou la logique du vivant

Résumé > L’urbaniste Alexandre Chemetoff assure la maîtrise d’œuvre du projet urbain de l’Île de Nantes. Cet homme fait une ville comme on plante un arbre, en respectant le donné et en laissant sa part à l’aléatoire. Il utilise pour cela la méthode du plan guide, à la fois souple et précise.

PLACE PUBLIQUE > Avant d’être un architecte, vous êtes un paysagiste. En quoi cela a-t-il influencé votre pratique professionnelle ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Oui, je suis issu de l’École d’horticulture de Versailles, qu’on appelle maintenant l’École du paysage. Et j’ai longtemps pratiqué l’urbanisme sans le savoir en menant, à la fin des années 1970, des missions qui n’étaient pas formulées comme telles, en travaillant sur des espaces publics. Vous savez, la rupture entre les disciplines est une invention assez récente. Ce qui est sûr, c’est que je ne m’abstrais pas du contexte, que je tiens compte de l’état des lieux. Tout travail sur la ville suppose que vous fassiez une part à l’incertitude, comme quand vous plantez un arbre. Vous choisissez un emplacement, vous choisissez une essence, mais vous ne savez pas exactement comment il va pousser. Une ville, un arbre, c’est du vivant.

PLACE PUBLIQUE > Vous rappelez-vous votre premier contact avec l’île de Nantes ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Oh oui, très distinctement. J’avais déjà travaillé à Nantes sur l’aménagement des pourtours de la Cité des congrès et, en 1998, j’ai arpenté l’île lorsque nous avons été candidats au concours de réaménagement urbain. Je me souviens très bien de ma vision de la pointe ouest, ce paysage maritime, hérissé de grues, et à l’inverse, la pointe est, ce parc qui jouxte l’Hôtel de Région, ce paysage fluvial. Et entre les deux des faubourgs. Depuis, je n’ai cessé de faire connaissance avec ce site.

PLACE PUBLIQUE > Et la Loire ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Quand j’ai appris que j’étais retenu pour l’aménagement de l’île, j’ai pris ma voiture et j’ai mis quinze jours à remonter le fleuve, de Saint-Nazaire au mont Gerbier-de-Jonc. Rien que pour aller de Saint-Nazaire à Nantes, cela m’a pris une journée. Il me fallait cette durée pour comprendre comment cette ville, comment cette île se situaient par rapport à la Loire.

PLACE PUBLIQUE > Alors ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Eh bien, j’ai compris que la Loire était une voie de communication beaucoup plus qu’une ligne de partage. Cet immense arc de cercle rattache Nantes au Massif Central, fait de son château un château de la Loire. Cette intuition a été confirmée par les discussions que j’ai pu avoir ici avec les anciens des Chantiers : la Loire est une sorte d’espace public. Si nous avons décidé d’aménager un ponton, un embarcadère, c’est bien pour qu’on puisse à nouveau se déplacer sur la Loire, la pratiquer. Le sens de ce projet d’aménagement, c’est que la Loire devienne, redevienne un lieu. Et je suis ravi de la tenue d’Estuaire 2007, qui sera une célébration de ce lieu. Le 20e siècle, à Nantes, a été le siècle de la disparition de la Loire. Le 21e siècle sera celui de sa réapparition. C’est pourquoi j’ai eu le souci immédiat de l’aménagement des berges. Il fallait qu’on puisse faire le tour de cette île, qu’on puisse se promener le long du fleuve, entrer à nouveau en familiarité avec lui.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez parfois, pour qualifier votre travail, parlé de « projet relatif ». Est-ce de la modestie ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > On ne m’a jamais dit que je péchais par excès de modestie ! Non, quand je dis qu’un projet d’urbanisme est un projet relatif, c’est qu’il est relatif à un état des lieux donné, qui s’impose à nous. L’urbaniste peut et doit s’occuper de tout, mais de manière relative à une situation donnée. Il ne fait pas tout, il y a des choses qui lui échappent, et c’est heureux. Tenez, ce n’est pas moi qui vais bâtir l’École d’architecture qui s’installera sur l’île, mais j’ai élargi les trottoirs de la place voisine, je les ai pavés. Là où des bagnoles se garaient en épis, il y a des terrasses de bistrot au soleil. Eh bien, ces terrasses seront là, accueillantes, quand les étudiants arriveront sur l’île.

PLACE PUBLIQUE > Tout de même, quand vous voyez sur l’autre rive de la Loire cette ligne d’immeubles du 18e siècle, cette architecture formidablement maîtrisée, totalement délibérée, vous n’éprouvez pas un brin de jalousie ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Nous vivons une autre époque, nous vivons dans une société démocratique, diverse et un projet d’urbanisme a quelque chose à voir avec les diversités. Il faut accepter la coexistence d’expressions différentes pour que tout le monde trouve sa place dans la ville. L’urbaniste doit vouloir tout maîtriser. Il doit en même temps accepter la part d’aléatoire, d’altérité de tout projet urbain. Comme quand on plante un arbre, je le répète…

PLACE PUBLIQUE > N’êtes-vous pas en train de faire de nécessité vertu?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Ce serait le cas si je subissais cette nécessité, mais je l’assume. Par exemple, cultiver l’héritage industriel de l’île, ce n’est pas subi. Ce lieu a une épaisseur historique, tout autant que les abords du château. Quand nous valorisons un ancien chemin de grue ou une ancienne cale, nous nous livrons à un véritable travail d’archéologie. Pas par nostalgie, mais par souci du futur. Il faut accepter les différentes époques de l’urbanisme sur cette île, jeter, par exemple, un œil neuf sur l’architecture des années 1970. On ne va tout de même pas relooker – j’emploie à dessein ce terme affreux – tous les bâtiments pour donner l’impression qu’ils datent d’aujourd’hui.

PLACE PUBLIQUE > C’est pourtant bien ce qu’on va faire pour l’immeuble des Mutuelles, voisin du pont Anne-de-Bretagne…
ALEXANDRE CHEMETOFF > Oui et non. Cet immeuble, il y a quelques années, j’étais partisan de sa démolition. J’ai mis du temps à l’accepter, à l’adopter. Maintenant, on va l’aider à être beau. On le regarde déjà d’un autre œil. On va le concevoir comme un élément positif du paysage. Au fond, mon travail consiste à créer des éléments d’unité, de continuité, tout en respectant les différences.

PLACE PUBLIQUE > Que la Ville ne maîtrise guère le foncier sur l’île doit être un handicap…
ALEXANDRE CHEMETOFF > Mais pourquoi ? Nous vivons dans une économie mixte, dans un système ouvert, pas dans une économie étatique. Le rôle de la puissance publique, c’est d’accompagner les mutations, pas de se substituer aux acteurs. Nous créons de la régulation, de l’harmonie. Le public intervient très fortement sur l’espace public, et de manière plus relative, mais précise, sur l’espace privé. Nous ne sommes pas pour autant dans un système de compromis, de marchandage, mais dans une logique de proposition. C’est tout l’esprit du plan guide.

PLACE PUBLIQUE > Quelle définition donnez-vous de ce plan guide?
ALEXANDRE CHEMETOFF > C’est un plan très précis, redessiné régulièrement, tous les trois mois, en même temps que le projet avance. Il permet à chacun d’avoir une vision globale de l’impact des transformations provoquées par telle ou telle intervention sur tel ou tel site. C’est un outil de travail évolutif qui permet à tous les acteurs de la ville de partager un projet. Ici, ce n’est pas une Zac, une Zup, ce n’est pas une zone, c’est une ville. Un plan, c’est transparent, c’est malléable et ça permet de vérifier visuellement que nous ne manquons pas de constance. Bien sûr, on aurait pu travailler autrement : dessiner un projet définitif, en fabriquer la maquette et mettre vingt ans à construire. Moi, je préfère faire les choses par morceaux et continuer à me poser des questions auxquelles le temps permettra d’apporter des réponses. Ainsi, la ville se donne à voir, à parcourir, à critiquer. Elle s’accomplit progressivement avant que tout ne soit fixé, figé pour toujours.

PLACE PUBLIQUE > Il y a quand même des points de non-retour, des décisions sur lesquelles on ne peut pas revenir une fois qu’elles sont prises…
ALEXANDRE CHEMETOFF > Bien sûr. Ainsi, quand la décision a été prise d’aménager les anciennes nefs Dubigeon, de se doter d’un vaste espace public sur le site des anciens chantiers navals. Ou bien quand nous avons pris le parti d’utiliser la trame urbaine existante.

PLACE PUBLIQUE > À l’inverse, quelles sont les questions ouvertes ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Il y a notamment l’avenir des voies ferrées au sud de l’île. Je ne sais pas ce qu’on va en faire, mais ce que je sais, c’est qu’on se serait trompé en voulant trancher prématurément, une fois pour toutes. On verra…

PLACE PUBLIQUE > Un tel projet urbain peut-il avoir une fin ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Oui et non. Oui, parce qu’au terme de la mission qui m’a été confiée, je pourrai dire : voilà, j’ai fait ce que vous m’avez demandé, j’ai accompli des choses qui ont transformé le visage de l’île. Et je vous prie de croire qu’il y a pas mal d’exemples où, au bout de dix ans, il n’y a toujours pas grand-chose à voir. Mais, en même temps, il est clair qu’à la fin de ma mission, on pourra rebondir, songer à autre chose… Vous savez, pour beaucoup de gens, l’île était finie, à part le site des anciens chantiers. Eh bien, nous avons montré qu’on pouvait retravailler l’existant, y compris ses parties déjà habitées, l’améliorer, lui donner un sens nouveau. Tenez, les nefs des anciens chantiers, elles étaient là, sous notre nez, mais maintenant, elles apparaissent comme entièrement nouvelles. Ainsi, les Nantais vont découvrir une île qu’ils connaissaient déjà. Cette relation subtile qui se tisse entre hier et aujourd’hui, c’est vraiment passionnant.

PLACE PUBLIQUE > Vous vous êtes pris de passion pour cette île, pour cette ville ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > J’en ai bien peur. Quand on arrive à Nantes, on se dit que c’est une ville tempérée et puis on découvre qu’elle possède un climat très particulier. Sous la tranquillité apparente, l’audace n’est jamais loin. C’est une ville poétique, onirique, étonnante, oui, étonnante, et que nous allons rendre encore plus étonnante.

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