Printemps 2018

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édito
Le projet, élément diviseur

Aménagement urbain, stade, équipements, infrastructures diverses et variées… Il ne fait pas bon être porteur de projet par les temps qui courent. Car le projet, hier fédérateur autour d’un futur attendu comme meilleur, se retrouve désormais systématiquement ou presque dans la position du pestiféré. Il est analysé sous toutes les coutures, accusé de tous les maux, férocement remis en cause et parfois labellisé du sigle infâmant de GP2I pour Grands projets inutiles et imposés – comme l’aéroport de Notre-Dames-des-Landes, passé au statut de projet enterré depuis le 17 janvier 2018 et l’annonce gouvernementale de son abandon. Faut-il nécessairement que le projet fédère contre vents et marées ou bien doit-il aussi « embarquer » les contestations à bord et évoluer en les prenant en compte ?


De la révolution de 1789 à la chute du mur de Berlin en 1989: ces deux cents années ont marqué une forme de confiance en l’avenir, un long moment que l’historien François Hartog a défini comme le «futurisme». Demain et après-demain éclairent alors le présent et le passé; le progrès porte cette vision du monde et s’incarne, après la Seconde Guerre mondiale, dans l’aménagement du territoire et les grands projets. La fin du bloc soviétique, disloqué par la réunification allemande, signifie aussi selon François Hartog «la fermeture du futur». Le «présentisme» monte alors en puissance et s’impose: le présent devient une valeur, seuls l’instant et l’immédiateté – a fortiori sous la poussée de la révolution numérique – comptent. Le futur n’a plus d’avenir et se fait menaçant: catastrophe climatique, catastrophe environnementale, catastrophe nucléaire…
Le projet de transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique à Notre-dame-des-Landes n’est plus. Figure iconique des Grands projets inutiles et imposés ayant fédéré une diversité d’opposants contre lui, il a été rayé de la carte de l’aménagement du grand Ouest. Nous donnons la parole à deux partisans du projet qui apportent leur regard sur l’après Notre-Dame-des-Landes
: ancien directeur général adjoint de la ville de Rezé, Jean-Yves Cochais relève la victoire du fort, la zad et ses soutiens, sur le fait majoritaire et les 55% de «oui» au transfert lors de la consultation de juin2016; Olivier Ryckewaert, lui, a suivi de près le dossier alors qu’il dirigeait le cabinet de Jacques Auxiette, alors président socialiste de la Région. Le premier estime qu’au-delà de l’impuissance de l’État, l’abandon du projet livre aussi un «mode d’emploi» à ceux qui veulent s’opposer aux projets d’aménagement. Quant à Olivier Ryckewaert, il s’interroge sur «comment faire rebondir la démocratie?», soulignant que le processus de concertation tel qu’il a été pratiqué jusqu’à aujourd’hui est entièrement à revoir car il nourrit d’abord la suspicion.
Les projets, quels qu’ils soient, mettent généralement en avant «
bons exemples», «bonnes pratiques» et «démonstrateurs»: sociologue et professeur d’études urbaines à l’École d’architecture de Nantes, Laurent Devisme a choisi de s’intéresser aux projets qui n’aboutissent pas, ceux qui restent dans les cartons ou qui ne dépassent pas la phase d’expérimentation. Car apprendre des projets qui se «déréalisent» et restent à l’état de fictions, c’est aussi s’atteler à mieux en préparer de futurs et comprendre comment des désaccords peuvent permettre de construire un compromis.
Observateur des controverses environnementales et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, le sociologue Francis Chateauraynaud a vu monter – en partie grâce à Internet – les contestation des grands projets et la diffusion à une large échelle de discours nourris d’expertises qui sapent les arguments avancés par les porteurs de projets. Il plaide, lui aussi, pour rénover la concertation en misant sur une complète transparence sur les intérêts des acteurs.
Malgré les orages qui grondent au-dessus de projets très divers, il en est qui se concrétisent, sans faire de vagues ni déclencher de tempêtes. Ils se jouent à l’échelle d’un quartier ou d’une zone un peu plus large
: directeur de recherche à l’Institut Mines Télécom Atlantique, Bernard Lemoult raconte les transitions en cours depuis quelques années à La Chantrerie à Nantes, en bordure d’Erdre: les acteurs de ce «petit bout de territoire» se sont retrouvés autour d’un projet de chaufferie bois et d’un réseau de chaleur. Ils se sont depuis lancés dans d’autres projets qui concernent les mobilités, l’agriculture urbaine ou la gestion des déchets. Il a fallu convaincre la collectivité, en l’occurrence Nantes Métropole, expliquer toujours. «Savoir prendre le temps, sans le perdre», justifie – avec humour – Bernard Lemoult.
A contrario, alors que la chaufferie à bois de La Chantrerie fédère (établissements d’enseignement supérieur, entreprises…), à quelques kilomètres de là, au sud de l’agglomération, celle de la Californie à Rezé concentre une forte opposition pilotée par un Collectif anti-chaufferie qui avance des effets nocifs sur la santé. Vice-présidente de Nantes Métropole en charge de ce dossier, l’élue écologiste Julie Laernoes, explique comment elle s’est retrouvée au cœur de cette controverse qu’elle essaie d’aplanir. Et si la légalité a été respectée en matière d’information et de consultation du public, Julie Laernoes estime, comme d’autres contributeurs de notre dossier, qu’il est nécessaire de revoir les règles d’information et de concertation en amont de la décision. Ce temps de la concertation, RTE, Réseau de transport d’électricité qui se charge du futur raccordement au réseau électrique du parc éolien implanté au large de Saint-Nazaire, le juge incontournable: l’entreprise – qui assure une mission de service public – affirme avoir pris le temps d’informer pour préparer l’«acceptation» du projet qui voit la création d’un poste électrique dans le parc naturel régional de Brière.
Nous terminons ce dossier avec Laurent Théry, un «
faiseur de ville» qui a lancé et piloté l’aménagement de l’île de Nantes avant de diriger Euralille dans le Nord puis, coiffé de la casquette de préfet délégué, de créer la métropole Aix-Marseille Provence, qui réunissait contre elle… une majorité d’élus – mais pas la société civile. De Nantes à Marseille en faisant escale à Lille, il nous détaille dans un entretien sa méthode pour «construire» la ville et recueillir l’adhésion de tous ou presque autour de projets urbains. Pour lui, «faire projet» reste d’abord un processus «mou», souple et flexible, qui doit toujours s’adapter et entendre les contestations.
C’est l’anniversaire d’une autre contestation – sociale, politique… – que nous vous proposons dans ce numéro de printemps avec un second dossier consacré au cinquantenaire de mai
68: nous avons choisi d’explorer les marges du mouvement avec les témoignages inédits de deux acteurs de la révolte de mai dans la région nantaise, Michel Kervarec et Daniel Pinson, militants maoïstes – et ex-communiste pour le premier – dont l’engagement a perduré jusqu’à la fin des années soixante-dix. Car si à cinquante années de distance mai68 est aujourd’hui célébré, il y eut aussi un avant et, pour quelques-uns, un après qui a pu également bouleverser leurs vies.