mai-juin 2015

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édito
Un pacte en péril ?

La France est mal à l’aise avec sa laïcité. Elle ne cesse de débattre autour de l’interprétation de principes sur lesquels, pourtant, beaucoup se retrouvent. Et si ce malaise n’était que le symptôme de la crise plus profonde qui affecte le corps social?

L’attentat contre les caricaturistes de Charlie et l’immense émotion qui a suivi. Mais aussi la bataille judiciaire autour de l’installation d’une crèche à l’Hôtel du département de Vendée. Ou encore l’étonnante affaire des affiches annonçant un concert en faveur des chrétiens d’Orient, interdites puis finalement autorisées dans les couloirs du métro parisien par la régie publicitaire de la RATP.

Tragiques ou bénins, l’actualité nous offre maints exemples de troubles autour du pacte laïque, passé bon gré mal gré il y a 110 ans entre la République et les Églises. Des conflits d’interprétation seulement
? Ou une remise en cause plus fondamentale de règles dont pourtant chacun semblait avoir compris l’intérêt?

Nous ne sommes évidemment pas les seuls à explorer le sujet. Mais la singularité de ce dossier, conformément à l’ambition de
Place publique, est d’ancrer localement une question à première vue très générale.

Trois séquences dans ce dossier. D’abord un abécédaire. D’Alsace et Moselle à Waldeck-Rousseau (Pierre) en passant par Catholiques, Cimetières, Édit de Nantes, Musulmans ou Retour du religieux, nous nous efforçons de préciser quelques notions centrales et de nous rafraîchir la mémoire en mêlant l’histoire nationale à celle de notre région. Les attaches nantaises ou nazairiennes de Briand, de Clemenceau, de Waldeck-Rousseau n’ont pas été pour rien dans leur volonté de construire une République laïque, même s’il serait sot de réduire leur ambition à leurs origines géographiques. Une sélection de textes fondateurs, de
1754 à2004, complète cette première séquence.

Le second temps du dossier est consacré aux manières possibles de comprendre la laïcité aujourd’hui. Nous avons donné la parole à deux intellectuels porteurs de deux lectures possibles du pacte laïque. D’abord, le philosophe Henri Peña-Ruiz, convaincu que la laïcité n’a rien perdu de son actualité ni de son universalité
: elle reste un principe d’organisation politique qui rend possible la liberté, l’égalité, la fraternité. Ensuite, le sociologue et philosophe Raphaël Liogier qui, lui, assure que nous tournons le dos à l’esprit de la loi de 1905. Notre laïcité se serait transformée en «laïcité d’exception», une arme de combat contre les musulmans devenus des boucs émissaires.

Deux témoignages illustrent chacun à leur manière ces deux thèses. Abdel-Rahmène Azzouzi, ce médecin angevin jusque-là élu municipal de gauche, a décidé de se retirer de la vie politique parce que, estime-t-il «
la laïcité est devenue une arme contre les musulmans.» Bassem Asseh, adjoint à Nantes, nous conte son itinéraire: sa naissance au Liban, dans un pays multiconfessionnel, puis son arrivée en France et son adhésion aux valeurs de la République laïque, seule capable, pense-t-il, de nous défendre contre les risques de ce que, précisément, on appelle la libanisation.

Le troisième volet du dossier est consacré aux pratiques. Pour universels qu’ils soient, ou qu’ils prétendent être, c’est bien localement que se vivent les principes laïques et que s’éprouve la difficulté de leur application. Ce sont des enseignants, des élus, des militants associatifs, des fonctionnaires territoriaux qui se retrouvent en première ligne, ici et maintenant.

Goulven Boudic, maître de conférences en science politique à l’université de Nantes, montre à travers l’histoire récente de notre ville comment les débats se sont déplacés. Pour faire vite
: de la guerre scolaire à la construction de mosquées. Il défend l’idée d’une politique pragmatique, faite d’accommodements, qui serait la marque d’une République «à la fois généreuse et offensive.»

Charles Nicol, lui, remonte au milieu du 19
e siècle, quand Saint-Nazaire se construit autour de son port. Cette ville nouvelle peuplée d’ouvriers connaît un destin singulier dans un Ouest majoritairement clérical. Elle pourrait bien avoir gardé de cette histoire un attachement particulier à la laïcité.

Aïcha Boutaleb, directrice du Centre interculturel de documentation, témoigne au sujet de la formation sur la laïcité et les religions mise en place par son organisme. Elle décrit aussi, exemples à l’appui, la montée du radicalisme chez une partie des musulmans, souvent des jeunes et des convertis de fraîche date.

Françoise Claquin, Lucie Desailly et Jérôme Beliard sont trois responsables de l’École supérieure du professorat et de l’éducation, l’héritière plus ou moins lointaine des Écoles normales d’antan. Ce sont eux qui apprennent aux professeurs à professer. Ils les préparent à faire face à des élèves «
de plus en plus crispés» dès qu’on aborde des sujets qui leur semblent susceptibles de remettre en cause leurs convictions religieuses.

Alain Forest, le président de la Fédération des Amicales laïques de Loire-Atlantique – 58
000 adhérents tout de même – explique en quoi son mouvement est confronté à de nouveaux défis: le renouvellement générationnel, la formation des nouveaux adhérents, mais surtout l’éducation à la citoyenneté de jeunes qui ne sont pas spontanément acquis aux valeurs républicaines, qui ne se reconnaissaient pas dans le slogan «Je suis Charlie».

Enfin, Michel Le Jeune, de la Ligue de l’enseignement, détaille la manière dont l’école et les collectivités locales traitent la diversité des traditions et des prescriptions alimentaires. Et il pose cette question
: comment prétendre vivre ensemble s’il devient impossible de se retrouver pour partager un repas?

Alors, dans quelle mesure le pacte laïque est-il en péril
? Si l’on donne une définition minimale de la laïcité – l’autonomie du politique à l’égard du religieux, et réciproquement – ce pacte est peu contesté par la grande majorité de nos concitoyens. Mais les difficultés commencent dans la vie de tous les jours, dans la rue, à l’école, dans les entreprises, les administrations et elles portent sur des réalités aussi élémentaires que l’habillement ou la nourriture. Qu’est-ce qui est acceptable? Qu’est-ce qui ne l’est pas? Où placer le curseur? Dans quelle mesure faut-il convaincre? Dans quelle mesure faut-il contraindre?

Le pacte conclu en 1905 était l’aboutissement d’une longue histoire marquée par la sécularisation de la société et par la prise d’indépendance du pouvoir politique vis-à-vis du religieux, dont les rois de France avaient déjà montré maints exemples. Le pacte visait aussi à résoudre une question immédiate
: les rapports avec l’Église catholique qui, en France, restait massivement rétive à la République.

C’est un problème bien différent qui se pose à nous aujourd’hui
: l’articulation entre la laïcité et le triptyque républicain liberté, égalité, fraternité. Une devise creuse, purement formelle, dénuée d’effectivité pour beaucoup de nos concitoyens. Dans un pays en proie aux crispations identitaires où il est devenu commun de souffler sur les braises de la défiance et de la haine, le malaise autour de la laïcité n’est que le symptôme d’une crise plus profonde.

Il ne suffit plus d’invoquer Briand ou Clemenceau.