novembre-décembre 2014

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édito

La ville et le théâtre,
le théâtre et la ville

On ne sait trop qui, de la ville ou du théâtre, tend un miroir à l’autre. Ce dossier explore leur fascination réciproque à l’occasion d’une rencontre internationale « Place du théâtre, forme de la ville ».

Entre la ville et le théâtre, quelle histoire! Des gradins antiques aux scènes contemporaines en passant par les beaux édifices des 18e et 19e siècles à la fois lieux de rassemblement, foyers d’impertinence, signes de distinction. Le théâtre fut longtemps l’art urbain par excellence tandis que la ville est depuis l’origine un lieu de représentation, un espace organisé pour voir et être vu.

Saisissant le prétexte d’une rencontre internationale «Place du théâtre, forme de la ville», organisée par l’École d’architecture de Nantes, nous avons conçu un dossier à double entrée: le théâtre comme art de la ville; la ville comme théâtre vivant.

Et d’abord, un état des lieux à Nantes/Saint-Nazaire. Cartes à l’appui, le scénographe Marcel Freydefont, à l’initiative de la rencontre, montre la diversité des lieux scéniques dans la métropole
: près de quarante-cinq salles dans la seule agglomération nantaise. Une densité qu’on rencontre dans d’autres villes françaises et européennes et qui conduit à se demander si ce n’est pas là le signe de la singularité et de la résistance d’un certain modèle urbain à l’heure de la mondialisation. Des fiches sont consacrées à la présentation de chacun des équipements les plus notables.

Une brève histoire ensuite, du théâtre à Nantes/Saint-Nazaire
: les pièces à machines données au 16e siècle au château des ducs de Bretagne, la construction du quartier Graslin autour du théâtre à la veille de la Révolution, la concurrence du cinéma, une vivace tradition de marionnettes, le tournant manqué par Nantes de la décentralisation théâtrale d’après guerre, le rôle surprenant occupé par le théâtre dans la guerre des cultures qui opposa la droite et la gauche dans les années 1980…

L’architecte-urbaniste Sophie Minssart explique pourquoi une ville comme Saint-Nazaire a décidé de se doter d’un théâtre tout neuf à deux pas du port, dans l’écrin de l’ancienne gare où descendaient jadis les voyageurs avant de monter à bord des paquebots transatlantiques. La culture possède, bien sûr, sa vocation propre, mais dans ce cas elle se met aussi au service d’un projet urbain plus vaste.
L’état des lieux se referme par une conversation avec Catherine Blondeau, la directrice du Grand T, le principal théâtre de la métropole, qui offre pourtant cette singularité, liée à l’histoire, d’être très majoritairement financé par le Département. Catherine Blondeau expose avec brio les raisons de sa croyance dans la pérennité de l’art dramatique. Irremplaçable, «
le théâtre est un art de la présence, un art du présent.» Et le Grand T pourrait bien être une «école du sensible».

Le second volet du dossier s’éloigne parfois de Nantes/Saint-Nazaire pour explorer, de manière plus conceptuelle, les liens tissés entre le théâtre et la ville. Il est exact, concède Marcel Freydefont, qu’au 20
e siècle, le théâtre a perdu sa prééminence au profit du cinéma. Mais si l’on en donne une définition large, le théâtre n’a rien perdu de sa pertinence. La diversité des lieux scéniques fait écho à la diversité de la ville, elle-même de plus en plus soucieuse de se mettre en scène.
L’architecte Xavier Fabre montre bien que cette diversité des lieux n’a rien d’une nouveauté. La salle majestueuse, orgueil et ornement de la cité, n’est qu’un des modèles possibles. Au fil des siècles se joue une relation complexe entre la ville et le théâtre qui, parfois, l’accapare et parfois le relègue. Deux exemples pris à l’étranger illustrent ce propos
: la manière dont, à Barcelone, les théâtres se sont édifiés comme en éclaireurs de l’urbanisation; la façon dont Liège, touchée de plein fouet par la désindustrialisation, a utilisé un bel édifice du 19e siècle pour jouer la carte de la culture comme vecteur du développement.

À partir du cas des Machines, sur l’Île de Nantes, la scénographe Emmanuelle Gangloff le souligne
: sa discipline échappe à la simple sphère du théâtre. En tant que dramaturgie de l’espace, elle est devenue un outil d’aménagement urbain.

Autre exemple nantais de la porosité entre la ville et le théâtre. Avec Royal de Luxe, explique l’universitaire nantaise Lucie Thévenet, la ville et ses rues deviennent une scène immense. La pièce dure des jours et les dizaines de milliers de spectateurs sont autant d’acteurs d’un spectacle à grande échelle. Décidément, tous les Nantais peuvent se prendre pour des géants
!

L’architecte Yves Rocher prolonge la rêverie en évoquant l’exposition accueillie par le Lieu Unique, «
Théâtres en utopie», (et le livre publié par Actes Sud) qui expose 90 projets de théâtre, de l’Antiquité à nos jours, restés à l’état de plans, de maquettes ou de textes…

Ce dossier se referme sur un questionnement de Laurent Devisme, qui enseigne les sciences de l’espace social à l’École d’architecture de Nantes
: et si la théâtralité de la ville était un piège? Si la mise en scène tuait l’émotion? Si les vastes perspectives et les places immenses nuisaient à la véritable urbanité, faite de frottements, de contacts, de rencontres, de surprises?
Sans risquer de réponses, le photographe Christian Leray prolonge l’interrogation en images
: une place Graslin déserte qu’on croirait peinte par Chirico; le passage Pommeraye, haut lieu de la théâtralité nantaise, comme on ne l’avait jamais vu; la plage inventée de l’Île de Nantes tournée vers les quais anciens; les lignes de fuite du CHU depuis l’île Feydeau; le front de mer à Saint-Nazaire comme une rambla entre le ciel et l’eau…