novembre-décembre 2013

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etoile_anim

édito
Des villes dans la guerre
Conflit total, la guerre de 14-18 a donné à l’arrière un rôle jamais vu jusque-là. C’est un second front qui s’est ouvert dans des villes comme Nantes et Saint-Nazaire.
Au cours du premier été, les soldats en pantalon garance tombent par milliers au milieu des blés mûrs, fauchés par les mitrailleuses. Puis c’est la boue des tranchées, les obus qui fouillent la glaise et sèment la mort. L’attente, la terreur, le froid, les assauts absurdes… Pendant cinquante-deux mois, ce fut cela, la Grande Guerre dont on s’apprête à commémorer le centenaire : une tuerie menée à l’échelle industrielle et dont, jamais, l’Europe ne s’est vraiment remise.

Elle fut aussi une guerre totale – la guerre de tous et en tout – où le moral de la population, sa capacité à fournir des vivres et des armes, sa croyance en une issue heureuse comptaient autant que les combats. L’arrière était un second front : lui aussi devait tenir ; s’y jouait le sort du pays. Loin du feu, Nantes et Saint-Nazaire furent à part entière des villes dans la guerre. C’est ce que se propose d’explorer ce numéro spécial qui paraît au seuil de l’année du centenaire.

L’histoire d’abord. Pour en donner un aperçu, Michèle et Didier Guyvarc’h ont choisi la formule de l’abécédaire où le lecteur peut aisément grappiller les connaissances. De Affectés spéciaux à Zigzag, en passant par Américains, qui débarquent à Saint-Nazaire ; Censure, qui surveille de près la presse ; Dieu, si souvent invoqué pendant ces années ; Enfants, qui font la guerre à leur manière ; Estuaire, ce front maritime ; Jazz, cette «musique des nègres » qu’on joue dans les rues ; Morts, dont le dénombrement est un enjeu central de la guerre des mémoires ; Réfugiés, qui affluent par dizaines de milliers ; Sous-marins, contre lesquels luttent des chalutiers mouillés à l’embouchure de la Loire…

L’historien Alain Croix se penche ensuite sur ce phénomène inouï, et pourtant largement oublié, la mondialisation du conflit qui fait de Nantes une ville ouverte comme jamais à l’étranger : réfugiés belges et troupes américaines, prisonniers allemands, Écossais défilant en kilt et Sikhs coiffés de leur turban, ouvriers espagnols, polonais, asiatiques… Tous affluent dans une ville largement vidée de ses hommes et nullement préparée à ce choc culturel. Nouveauté aussi que le rôle joué par les femmes dans l’économie de guerre. Elles en seront bien mal récompensées, souligne Krystel Gualdé, du Musée d’histoire de Nantes. Après la guerre, les Allemandes obtiendront le droit de vote, pas les Françaises. De son côté, Véronique Guitton, la directrice des Archives municipales de Nantes, attire l’attention sur le rôle extraordinaire joué par Paul Bellamy, maire depuis 1910. C’est la mise en place d’un véritable dirigisme municipal qui permet à la ville de vivre, aux Nantais de se nourrir. Les remarquables photos de Victor Girard, témoin privilégié des ces années-là, nous font entrer somme toute dans l’intimité de la ville, avant et pendant le conflit.

Après l’histoire, la mémoire. Que choisit-on de commémorer chaque année autour des monuments aux morts ? L’historien Didier Guyvarc’h montre bien que, depuis un siècle, des visions rivales de l’événement n’ont cessé de s’affronter. Il nous fournit des clés d’interprétation pour mieux comprendre cet anniversaire qui sera abondamment célébré dans le département comme en témoignent les initiatives déjà labellisées par la mission nationale du centenaire.

Un exemple de mémoire vive nous est offert par l’action que mènent des militants pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. On en a dénombré huit dans le département. Roger Lepeix, coordinateur du collectif nazairien, explique les modalités et le sens de son action. Les artistes, eux aussi, ont fait mémoire de cette guerre. La conservatrice Claire Lebossé nous convie à une promenade dans les collections du Musée des Beaux-Arts, à la découverte des œuvres de Raoul Dufy et de Jean-Émile Laboureur, qui fut notamment interprète auprès des troupes américaines à Nantes et à Saint-Nazaire.

Le troisième et dernier temps de ce dossier est une invitation à réfléchir au tournant politique et militaire qu’a constitué la Grande Guerre. Yann Lagadec, qui enseigne l’histoire à l’université de Rennes et qui, par ailleurs, est officier de réserve, montre comment la mobilisation de 8 millions d’hommes entre 1914 et 1918 marque l’apogée du système né avec la Révolution : tout Français peut se changer en soldat si la Nation est en péril. Et les casernes de la Troisième République furent, autant que l’école, des fabriques de citoyens. Aujourd’hui, tout a changé avec l’abolition de la conscription. Nous sommes passés d’une armée de citoyens à une armée de salariés. Et il n’est pas certain que nous ayons pris la pleine mesure de ce bouleversement.

C’est une table ronde entre les trois historiens ayant participé à ce dossier qui clôt ce « Nantes et Saint-Nazaire dans la guerre ». Ils s’y interrogent sur la place prise par la propagande, l’intoxication, le bourrage de crâne dans ce conflit total qui annonce ce qui se passera au cours du 20e siècle en matière de mobilisation des esprits. Et aujourd’hui, que faut-il penser de l’information donnée sur l’Irak, l’Afghanistan, le Mali ou la Centrafrique ?


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