mars - avril 2013

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édito
Les temps changent…
Bien sûr, la France reste un pays extraordinairement centralisé. Mais la nouvelle étape de la décentralisation peut modifier les règles du jeu entre Paris et les grandes villes de province. Et nous rapprocher un peu des standards européens.
L'hypothèse est simple, et pas très originale : les relations entre Paris et les grandes villes française sont en train de se transformer. Et cela sous l’effet d’au moins trois facteurs qui remettent en cause le rôle traditionnel de l’État dans un pays aussi centralisé que le nôtre : la mondialisation économique, la construction européenne, la décentralisation politique et administrative. Restait à appliquer cette grille de lecture au cas particulier de la métropole Nantes/Saint-Nazaire. C’est l’objet de ce dossier.

Il n’est jamais mauvais de prendre du recul. Nous ouvrons donc ce dossier par un entretien avec les historiens Alain Croix et Didier Guyvarc’h qui balaient cinq bons siècles, depuis la fin du duché de Bretagne jusqu’à aujourd’hui. Ils concluent de manière iconoclaste : après tout, ce n’est qu’avec la Révolution que la relation avec Paris est devenue primordiale pour Nantes ; la parenthèse ouverte alors se referme peut-être aujourd’hui.

L’économie ensuite. Le journaliste Dominique Luneau fait, lui aussi, le constat d’un amenuisement du rôle de Paris quand un groupe coréen possède les chantiers navals de Saint-Nazaire et une firme indienne la sidérurgie couëronnaise. Quant au capitalisme proprement nantais, il y a belle lurette qu’il s’est dissout dans la mondialisation. Pour autant, se trouver à deux heures de Paris, une des deux seules métropoles de niveau mondial en Europe, reste un atout majeur que Nantes aurait bien tort de ne pas jouer.

Cette intuition, Jean-Pascal Hébrard et Cécile Michaut, de l’Agence d’urbanisme de la région nantaise en mesurent la validité, produisant cartes et chiffres. S’il ne fallait retenir de leur étude qu’un seul fait – mais ce serait dommage – ce serait celui-ci : Nantes attire désormais davantage de Parisiens que Paris de Nantais. Il est révolu, le temps du splendide isolement de Paris au milieu du désert français.

D’ailleurs, Christophe Martin, directeur TGV des Pays de la Loire, est le premier à en convenir : autant le train, arrivé à Nantes en 1851, avait eu pour effet d’aspirer les talents vers Paris, autant le TGV qui, depuis 1989, met les deux villes à deux heures l’une de l’autre a renforcé l’attraction nantaise à l’égard des Parisiens.

Difficile de ne pas tenir compte de l’actualité politique et de la présence d’un Nantais à la tête du gouvernement. Le journaliste Michel Urvoy montre que le centralisme spontané de la presse parisienne explique, pour une bonne part, le mauvais accueil qu’elle a réservé à Jean-Marc Ayrault. Pensez donc, non seulement ce dernier « ne s’excuse pas d’avoir été maire de Nantes », mais encore « regarde la France au prisme de son expérience d’élu local. »

Ces analyses historiques, économiques, démographiques, politiques sont complétées de deux coups de projecteur sur des scènes qui nous sont familières : celle de l’architecture, celle des arts plastiques.

Le sociologue Jean-Louis Violeau rend compte avec finesse d’une réalité évolutive et contradictoire : ce sont bien des architectes parisiens qui se taillent à Nantes la part du lion quand il est difficile pour les Nantais de mettre le pied à Paris. Mais cela a pour effet d’inciter de jeunes architectes à quitter la capitale pour s’installer sur les rives de l’estuaire et à devenir plus nantais que les Nantais.

Dans le domaine des arts plastiques, insiste le philosophe Jean-Claude Pinson, Nantes n’a pas les moyens de rivaliser avec Paris ; l’effervescence connue localement dans les années 1990 serait même retombée. Mais, là encore, l’histoire vous a de ces ruses ! La carte du monde artistique se redessine et des Nantais peuvent tenter leur chance au Japon, au Brésil ou en Inde sans passage obligé par la case Paris.

À ces analyses nous avons fait succéder quelques témoignages. Selon sa propre histoire, son métier, ses expériences chacun en effet nourrit sa propre vision des nouveaux rapports entre Nantes et Paris. D’une certaine manière, tous les Nantais (et aussi tous les Lyonnais, tous les Lillois, tous les Bordelais…) sont parisiens et entretiennent avec la capitale une relation complexe : je t’aime… moi non plus.

Commençons par Jean Blaise qui fut invité à transposer ses magiques Allumées sur les bords de la Seine. Ainsi naquit Nuit blanche. On sent l’agitateur culturel perplexe : oui, Nantes attire désormais du public parisien, mais elle occupe encore une place modeste sur la carte de France et plus encore d’Europe.
Le peintre Philippe Cognée enfonce le clou. À titre personnel, il est ravi de travailler et de vivre au pays, mais s’il n’enseignait pas à Paris, s’il n’y exposait pas, toute carrière internationale lui serait purement et simplement interdite. L’écrivain Philippe Forest se montre plus nuancé. Il enseigne à Nantes, y réside en partie, y publie des essais et estime qu’il y existe « une vraie vie littéraire ». Mais ses romans, c’est bien à Gallimard qu’il les donne : « le caractère très centralisé du monde des lettres en France fait qu’il serait suicidaire de renoncer à cette chance. »

Philippe Forest refuse qu’on le qualifie de « turbo-prof ». N’empêche, ces nomades du savoir, toujours entre deux villes, sont nombreux. Avec un brin d’ironie, Pierre-Arnaud Barthel et Laurent Devisme analysent le phénomène à l’École d’architecture et à l’université. Suit une méditation, la relecture d’une vie entre deux villes. Venu de Paris, reparti à Paris, revenu à Nantes, le philosophe et sociologue Michel Verret nous parle aussi de lui, des eaux du fleuve et de l’air qu’on respire ici.
Le dossier se clôt avec le récit d’une soirée passée à l’Institut d’études avancées, cette si originale communauté de savoirs, encore peu connue des Nantais, où des chercheurs de réputation internationale effectuent de longs et fructueux séjours. C’est l’un de ces lieux rares où Nantes se branche directement sur le vaste monde, ringardisant nos habitudes de pensée hexagonales sur les relations entre province et capitale.

Au terme du parcours, peut-on répondre de manière tranchée à la question qui court au long de ce numéro : Nantes vit-elle la fin d’une dépendance ancienne à l’égard de Paris ? Certains objecteront que ce n’est pas – ou pas seulement – en termes de dépendance ou de tutelle qu’il faut poser le problème des rapports entre les deux villes.

En tout cas, les lignes bougent, les temps changent, à coup sûr. Et cette année, avec une nouvelle étape de la décentralisation, sera l’occasion d’une modification des règles du jeu qui pourrait nous rapprocher un peu de nos voisins : l’Allemagne où les principaux journaux ne sont pas berlinois, l’Italie où les universités les plus prestigieuses ne sont pas romaines, l’Espagne qui se paya le luxe d’organiser la même année les Jeux olympiques et l’Exposition internationale ailleurs qu’à Madrid.