mai-juin 2012

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édito
Ville de toutes les musiques
La ville est musique. La musique est urbaine. Et Nantes est, à coup sûr, la ville de toutes les musiques.
« Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
rend mon cœur chagrin… »


Désastreux, ce couplet de Barbara. Ruineux, pour l’image de la ville. Le ciel d’ici ne serait pas toujours d’azur ? Hum… Un frein au voyage à Nantes ? Et pourtant, la rue de la Grange-au-Loup, imaginée par la chanteuse, est devenue réalité. Elle figure maintenant sur les plans, elle possède à présent sa petite plaque bleue et blanche dans le quartier de la Beaujoire. Et la partition originale de la chanson est conservée dans les collections du Musée d’histoire de Nantes.

Ce n’est pas seulement parce que Nantes est, avec Paris, la ville la plus chantée dans la tradition orale – les prisons, le pont, Jean-François… – que nous mettons en quelque sorte ce numéro spécial sous le patronage de Barbara. Mais parce qu’il existe depuis longtemps une intimité entre la ville et la musique. Les campagnes, celles d’avant les tronçonneuses et les tondeuses, sont ensilencées quand la ville bourdonne de bruits et de cris, mis en musique dès la Renaissance par Clément Jannequin. Elle accueille les chanteurs des rues avec leurs limonaires, leurs crincrins ou leurs accordéons. Elle s’orne de maisons d’opéra, de salles de concert ; se dote de fanfares, de chorales, d’orchestres philharmoniques. La ville est musique, la musique est urbaine.

D’où ce numéro, réalisé avec le concours précieux de Trempolino, cette mine de ressources et de conseils, probablement unique en France. Il ne se contente pas d’énumérer les singularités nantaises, depuis La Folle Journée jusqu’à la toute récente Fabrique. Il s’interroge sur les liens que nouent la ville et la musique, ici et maintenant, à Nantes/Saint-Nazaire, sur ce que la musique fait dans la ville, sur ce que la musique fait à la ville.

La musique dans la ville. L’historien de la musique Patrick Barbier commence par évoquer les six siècles qui nous séparent de la création de la maîtrise de la cathédrale, en 1413 : ballets dans la cour du château ; construction d’un opéra, puis d’un second, toujours le nôtre, où Talma déclame, où Liszt met le feu au piano et le rouge aux joues des femmes ; premier concert de jazz donné en Europe… À sa manière, intime et savante, le philosophe Jean-Claude Pinson s’interroge sur le paradoxe de la musique : art à la fois de la solitude et de la foule, de l’isolement et de la communion. Baladine Claus, elle, esquisse quelques-uns des visages de Nantes dans la chanson traditionnelle et contemporaine. Jean-Noël Bigotti met en évidence le rôle de quelques Nantais dans les réseaux musicaux nationaux et internationaux. Cécile Arnoux, de Trempolino, sous la forme d’un impressionnant abécédaire, tente de mettre un peu d’ordre dans la fabuleuse diversité de la musique qui se joue aujourd’hui à Nantes/Saint-Nazaire : une mine de renseignements !

Ce que la musique fait à la ville. L’image d’abord. Même si Nantes n’a pas son Nougaro, même si Dominique A n’entretient pas tout à fait avec Nantes la même intimité que Miossec avec Brest, il existe, dans tous les genres, des Nantais dont la notoriété, forcément, rejaillit sur leur ville. Notre chroniqueur Jean Théfaine en dresse une liste qui va des Tri Yann à Sidony Box en passant par Jeanne Cherhal, Philippe Katerine ou Elmer Food Beat. Saint-Nazaire, elle, s’est dotée d’un festival qui lui va comme un gant : les Escales, qui viennent de souffler leurs vingt bougies et qui convient, chaque année, les musiques du monde a résonner dans ce port de toutes les partances. Une aventure contée par Patrice Bulting, le directeur du festival. Le sociologue Gérôme Guibert dévoile les secrets du réveil musical nantais : des copains, des réseaux, des bistrots… et une politique municipale qui relaie et renforce les initiatives privées.

Mais, bien sûr, on ne fait pas de la musique par souci de l’image de sa ville. On fait de la musique pour le plaisir et pour le partage. Philippe Audubert, de Trempolino, montre que cela se joue dès l’apprentissage, grâce à des pédagogies désormais plus actives et plus collectives. Le pianiste Paul Lyonnaz relate son expérience qui le conduit à jouer chez les particuliers dans un souci de création partagée. De nouvelles relations peuvent ainsi se nouer avec le public et conduire à une expérience de « panier culture », de circuit court imaginé sur le modèle des Amap. Marine Jaffrézic relate avec humour le plaisir et les petites désillusions de qui souhaite chanter en chœur. Le sociologue Christophe Guibert dédramatise le festival Hellfest, qui se déroule chaque année à Clisson, au sud de Nantes : pas de messes noires, mais là encore, l’envie de communier dans l’écoute de ses artistes préférés.
Et puis, ne l’oublions pas, la musique est aussi une activité économique. Le récent Zénith de Nantes, l’une des plus grandes salles de spectacles de France, en est un bon exemple. Tout comme ces entreprises locales qui ont conquis d’enviables parts de marché comme la billetterie Oscar Productions, le magasin Michenaud Musique ou Algam, le premier importateur européen d’instruments qui fabrique aussi 100 000 guitares chaque année en Chine. La journaliste Sarah Guilbaud raconte ces succès. Emmanuel Parent, du Pôle régional des musiques actuelles, met en évidence le poids économique des musiques actuelles : 250 millions d’euros de chiffre d’affaires par an qui sont le fait d’une véritable armée de l’ombre, faite d’intermittents et de militants associatifs. Chloé Nataf, elle aussi de Trempolino, esquisse quelques modèles économiques possibles pour la musique de demain. Mais comme demain est déjà là, elle montre comment une entreprise nantaise a d’ores et déjà inventé le disque à la commande, mélange de technologie numérique, d’attachement à l’objet et d’attention à la diversité du public.

Ce numéro spécial se referme par le compte rendu d’un débat, tenu à La Fabrique, qui s’interroge sur l’exception nantaise en matière musicale. Prétendre que Nantes est à l’avant-garde dans tous les domaines serait évidemment présomptueux et passablement ridicule. Mais c’est bien ici que se sont inventés La Folle Journée et Scopitone, le festival de musique électronique. Qu’a été bâtie La Fabrique, au cœur de l’Île de Nantes. Que voisinent Yolk, le label de jazz, et Mirare, la seule maison de disques classiques en province. Exception nantaise ? Peut-être. Ville de toutes les musiques ? À coup sûr.