mars-avril 2012

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édito
Histoire et géographie
de la richesse
La question de l’égalité fait son retour sur la scène politique et intellectuelle. C’est l’occasion de mobiliser les chercheurs pour répondre, ici et maintenant, à ces questions : qu’est-ce qu’un riche ? Comment devient-on riche ? Où vivent les riches ?
Un joueur de polo et le cours Cambronne…
Il existe à La Baule un club où l’on pratique ce sport plutôt confidentiel, le Brittany et ses 30 hectares de pelouses. Le cours Cambronne, lui, dans le centre de Nantes, est en somme l’une de nos premières résidences fermées. En donnant à voir ces signes extérieurs de richesse, notre photo-montage de couverture rappelle que la fortune n’est pas seulement une donnée plus ou moins mesurable, mais aussi un mode de vie, une manière d’être, un ensemble de comportements et de valeurs qui se transmettent de génération en génération. Il y a une histoire, une géographie, une sociologie de la richesse. C’est bien pourquoi nous avons eu recours à ces disciplines – mais aussi à l’économie, à l’urbanisme, à la philosophie – pour tenter de répondre à ces questions simples : qui sont les riches ? Où sont les riches ?
La crise – ce qu’on appelle la crise –, le débat électoral, l’inquiétude généralisée sur les risques de dissolution du contrat social : les raisons ne manquaient pas de mettre, ici et maintenant, ces interrogations sur la place publique.
C’est un économiste, Luc Arrondel, qui ouvre ce dossier en mettant un peu d’ordre dans un écheveau de notions floues et d’idées reçues. La richesse, c’est l’ensemble des avoirs, y compris les qualités personnelles et le niveau de formation. On comprend qu’elle soit malaisée à définir et à évaluer, d’autant que la conception qu’on s’en forme varie selon la position qu’on occupe dans l’échelle sociale : les pauvres peinent à imaginer qu’il existe des riches immensément riches, tel Bernard Arnault, première fortune française qui, s’il plaçait tous ses avoirs à la Caisse d’Épargne, toucherait 32,50 dollars par seconde. Ce n’est pas si mal, mais on peut faire confiance au patron du groupe de luxe LVMH pour trouver des placements plus judicieux. Luc Arrondel clôt son article sur la recommandation de Platon pour qui le législateur devait fixer des bornes à la richesse et à la pauvreté.
Ce point, le philosophe Florent Guénard, secrétaire général de La République des Idées, le développe dans un entretien. L’égalité, le deuxième pilier de la devise républicaine, fait son retour sur la scène politique et médiatique après avoir été oubliée au temps du néo-libéralisme triomphant. Il en va de l’avenir de la démocratie. Le creusement des inégalités met en effet en cause l’existence même d’un monde commun aux citoyens. « Aujourd’hui, les riches font sécession ; ils vivent dans un autre monde », assure le philosophe en écho à l’excellent livre de Thierry Pech, le directeur de la rédaction d’Alternatives économiques, Le Temps des riches. Anatomie d’une sécession (Seuil).
Les historiens Olivier Grenouilleau et Didier Guyvarc’h, dans une libre conversation, parcourent trois siècles pour examiner quelles ont été à Nantes les sources de la richesse depuis le 18e siècle. De l’agriculture au commerce – y compris la traite négrière –, du négoce à l’industrie, des dynasties se sont construites, croisées, défaites. Que pèsent-elles encore aujourd’hui, non seulement au plan économique, mais aussi politique et culturel. Thierry Guidet prolonge cette rétrospective par une enquête menée chez les conseillers en patrimoine, les banquiers d’affaires, les experts-comptables, bref, les professionnels de la richesse. Localement, se confirment des tendances nationales. Pour être riche, rien ne vaut l’héritage. Créer une entreprise et la revendre est aussi un bon moyen de passer une retraite dorée. À conseiller enfin, la spéculation immobilière. Ces trois sources d’enrichissement peuvent évidemment se combiner. En revanche, même bien payés, les salariés ne doivent pas espérer faire fortune, à moins de devenir footballeurs professionnels puis de placer leurs gains de manière avisée.
Seconde question posée dans ce dossier : où sont les riches ? La sociologue Élisabeth Pasquier répond dans un texte sur le quartier Monselet, le plus huppé de Nantes, qu’il faut évidemment lire au second degré. Et si Monselet était tout aussi enclavé que le plus sinistré des quartiers d’habitat social ? S’il fallait d’urgence l’ouvrir à la mixité sociale en y créant un Petit Projet de Ville comme il existe un Grand Projet de Ville à Malakoff. Au-delà de l’humour, cette contribution invite à un regard profondément renouvelé sur les stratifications géographiques.
Cécile Michaut et Patrick Pailloux mettent au service de nos lecteurs la batterie de statistiques produites et exploitées par l’Agence d’urbanisme de la région nantaise. Ils le rappellent : c’est dans les grandes métropoles que se déploient les plus grandes inégalités de revenus, une notion distincte de la possession du patrimoine. Mais parmi ces grandes métropoles, Nantes est la moins inégalitaire. Préserver cet « équilibre nantais » sera, préviennent-ils, un enjeu et un défi de taille dans les années à venir.
La géographe Danielle Rapetti est connue pour le travail d’une incroyable minutie réalisé pour sa thèse : le dépouillement exhaustif des registres de publicité de l’imposition sur le revenu des personnes physiques. Reprenant et actualisant ces données, elle propose une géographie de la richesse dans l’agglomération nantaise. Il existe une mémoire des territoires : les quartiers huppés restent pour une part ceux identifiés par Ange Guépin et Émile Bonamy en 1835 dans leur tableau de la société nantaise de l’époque. Mais le mouvement de métropolisation modifie la carte du peuplement aisé en direction des banlieues chics : Sautron, Sucé-sur-Erdre, Orvault, Vertou…
Mobilisant des données fiscales, notariales, cadastrales, Jean Renard s’essaie lui aussi à une géographie de la richesse, mais concernant le littoral. Il est devenu, dit-il, à la fois « un territoire de plus en plus réservé aux résidents secondaires, un ghetto pour riches retraités, un quartier chic de Nantes. » Ce qui n’est pas sans effet pour les classes populaires des communes littorales chassées du bord de mer par la hausse des prix de l’immobilier. Lutte des classes, lutte des places…
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