Sommaire #5


François de Rugy est adjoint aux Transports de la ville de Nantes et vice-président en charge des Transports au sein de la communauté urbaine. Il vient aussi d’être élu député (Verts).



Sophie Jozan est conseillère municipale d’opposition (UMP) à Nantes. Elle appartient aussi à la commission Transports du conseil régional.

Alain Boeswillwald est directeur général de la Semitan, la compagnie de transports publics de Nantes.



Bernard Fritsch est agrégé de géographie et docteur en urbanisme et aménagement de l’Institut d’urbanisme de Paris. Spécialiste des transports, il enseigne à l’université de Nantes.
Place publique #5
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Débat

Transports : le modèle nantais s'essouffle-t-il ?

LE SUJET >  On s’accorde généralement à considérer que la politique de transports à Nantes est un succès. N’a-t-elle pas été la première ville de France, sous le mandat d’Alain Chenard, à réintroduire le tramway ? Le coût de cette politique, sa difficulté à répondre aux défis de l’étalement urbain, et même ses effets environnementaux : voilà qui conduit pourtant un chercheur comme le géographe Bernard Fritsch à se demander si le modèle nantais n’est pas aujourd’hui à bout de souffle.
Ce débat s’est déroulé le 7 juillet au siège de la communauté urbaine. À titre exceptionnel et pour des raisons de calendrier, il ne s’est pas tenu en public.



THIERRY GUIDET >
 La question des transports a fait, dans le passé, l’objet de débats très vifs à Nantes. On se souvient de la guerre menée par la droite contre le tramway, dans les années 1980. Si les transports restent un sujet éminemment politique j’ai le sentiment qu’ils ne sont plus l’enjeu de débats partisans. Sophie Jozan, est-ce aussi votre avis ?

SOPHIE JOZAN > Sur ces sujets il faut en effet sortir des querelles partisanes. Tout le monde poursuit le même objectif : qu’il y ait moins de voitures en ville et que les équilibres écologiques soient préservés. La question majeure aujourd’hui, c’est que nous sommes entrés dans une sorte de spirale d’offre de transports qui accompagne l’étalement urbain et la favorise en même temps. Et l’étalement urbain aggrave le coût environnemental. Il faut que les gens aient accès facilement aux transports publics quand ils habitent à 40 km de Nantes plutôt que de venir engorger les accès existants. Mais en même temps, il y a une limite au système. Regardons de près les expériences étrangères, notamment ce qui se passe en Allemagne en matière d’utilisation du rail.

THIERRY GUIDET > Bernard Fritsch, vous tirez la sonnette d’alarme. Les transports publics coûtent-ils trop cher à l’agglomération nantaise ? Ce sera le premier moment de notre discussion. Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur l’adaptation de la politique de transports à l’étalement urbain. Enfin, nous aborderons la question du coût environnemental de cette politique.

BERNARD FRITSCH > Je n’ai pas de chiffres précis sur la situation nantaise, mais François de Rugy et Alain Boeswillwald nous en fourniront sûrement. Le financement des transports publics à l’échelle nationale, c’est environ 10 milliards par an. On se demande combien de temps on va encore pouvoir financer des dépenses de cet ordre. D’autant plus que le coût des transports individuels est trois fois inférieur.

FRANÇOIS DE RUGY > Vous voulez dire qu’il serait de l’ordre de 3 milliards… J’ai peine à y croire.

BERNARD FRITSCH > Au kilomètre parcouru, les transports individuels reviennent à peu près à 16 centimes pour les transports interurbains et à 20 centimes en ville, contre 45 pour les transports publics. Nous sommes dans une situation paradoxale !

FRANÇOIS DE RUGY > Une première remarque : on n’a jamais réussi à chiffrer correctement les coûts réels des déplacements en voiture pour la collectivité. La voiture ne s’est pas seulement développée parce qu’elle est un moyen de transport pratique, mais aussi parce qu’elle a fait l’objet d’investissements publics massifs. Deuxième point : le coût réel pour l’utilisateur. Regardez ce qu’écrivent les magazines automobiles ou même le fisc quand ils évaluent le coût d’un kilomètre parcouru en voiture on est très au-delà… Il s’agit du coût pour un véhicule et pas du coût par voyageur et par kilomètre, mais quand même ! D’autant qu’on le sait bien : en ville, il n’y a généralement qu’un tout petit plus d’une personne par véhicule, soit onze personnes pour dix véhicules. Il faut aussi parler des coûts induits : l’amortissement d’une route, son entretien, l’usure provoquée par les véhicules, notamment les camions, le rôle joué dans l’effet de serre… C’est difficile à chiffrer, mais il faut avoir cela en tête quand on compare différents modes de transports.

THIERRY GUIDET > Et si on en revient au modèle nantais de transports ?

FRANÇOIS DE RUGY > Aujourd’hui, le coût d’investissement pour la communauté urbaine ces six dernières années est d’un peu plus de 60 millions d’euros par an. Le coût de fonctionnement, lui, augmente d’année en année, puisque la taille du réseau augmente. En 2001, au début du mandat, on était à 47 millions par an. On termine le mandat à 70 millions par an. Il ne faut pas pratiquer la politique de l’autruche. Dans les transports en commun, plus on investit, plus cela finit par coûter puisque les utilisateurs ne paient pas la totalité de ce que coûtent les déplacements. C’est un service public subventionné. Mais, encore une fois, l’utilisateur de la voiture en ville est, lui aussi, loin de payer le coût réel du fonctionnement de son véhicule. Par exemple, les recettes des parkings ne permettent pas d’équilibrer leurs coûts de fonctionnement. Donc, la question est de savoir s’il est raisonnable de continuer à investir au même rythme dans les transports en commun. Il faut réfléchir à plusieurs choses : la tarification ; les coûts de fonctionnement, mais à Nantes ce n’est certainement pas la gabegie ; les autres recettes. Certains parlent de péage urbain, d’autres d’une taxe additionnelle sur les carburants… Tout ça se discute, mais on ne pourra pas échapper à ce débat. Actuellement, on a la taxe versement transports qui nous permet de financer le fonctionnement plus une part de l’investissement. Elle est plafonné à 1,8 % de la masse salariale des entreprises et des administrations et rapporte 100 millions d’euros. Enfin, je préférerais qu’on parle de politique de déplacements que de politique de transports. Et ça ne peut pas être le tout transports en commun. Remplir un tramway entre deux stations seulement ; faire circuler des bus dans toutes les rues pour que chacun habite à moins de cinquante mètres d’une station, ce n’est pas rationnel, ni économiquement, ni écologiquement.

ALAIN BOESWILLWALD > Ah, les chiffres ! Vous savez, on peut aisément trouver l’indicateur qui ira dans le sens de votre démonstration. La collectivité a globalement dépensé davantage ces dernières années, mais si on ramène la contribution de la collectivité au nombre de voyageurs transportés, on s’aperçoit qu’elle est assez stable depuis des années. Elle a même légèrement baissé si on calcule en euros constants ces cinq dernières années.

FRANÇOIS DE RUGY > C’est important parce que l’un de nos objectifs majeurs est d’optimiser l’utilisation du réseau.

ALAIN BOESWILLWALD > L’économie des transports publics est un peu particulière. C’est une économie de grande distribution en termes de prix. Les tarifs sont alignés en gros sur l’inflation alors que nos coûts de production dépendent aux deux tiers des charges de personnel. Nous sommes dans un modèle économique un peu bizarre. On vend un service en dessous de son prix de revient, mais on est bien obligé de tenir compte de notre rendement, que le coût du client transporté soit à peu près stable, voire en diminution. Les coûts d’investissement comme les coûts de fonctionnement de l’outil de transport doivent être en relation avec la clientèle attendue. Sur la question du coût global… L’État, à l’époque où il aidait les collectivités, nous demandait de réaliser de grandes études économiques pour prouver la rentabilité, ou la pseudo rentabilité, des investissements de transports publics. Et l’on nous demandait d’y intégrer des facteurs comme le prix du bruit, des victimes de la route, des dégâts environnementaux… Là encore, on est sur des calculs économiques un peu particuliers. Selon la démonstration qu’on veut faire, on peut se lancer dans des débats considérables. Par exemple, le coût du voyage de quelqu’un qui va travailler est-il le même que le coût d’un déplacement pour des raisons de loisir ? Les débats sur les coûts permettent un peu de démontrer ce que l’on veut démontrer. En plus, je me méfie beaucoup de la notion de coût moyen. Cette notion masque tellement de choses qu’elle n’est pas vraiment opératoire. Et puis nous nous inscrivons dans le cadre général d’une politique publique dont les déplacements ne sont qu’un élément. Je dirais presque : donnez-moi la conclusion, et je vous fournirai l’analyse économique. J’exagère, mais il y a de ça.

BERNARD FRITSCH > Oui, je pense que vous exagérez un petit peu. Je voudrais revenir sur deux points. Quand on parle de coût, il y a des coûts directs et des coûts indirects…

SOPHIE JOZAN > Mais il faut bien que quelqu’un les prenne en charge.

ALAIN BOESWILLWALD > Et généralement c’est la collectivité.

BERNARD FRITSCH > Nous sommes bien d’accord. On s’aperçoit que l’automobile fait l’objet d’une fiscalité spécifique qui suffit à couvrir l’ensemble des dépenses d’infrastructure routière à l’échelle nationale, des dépenses qui s’élèvent à 12 milliards d’euros par an. En revanche, à l’échelle locale, les collectivités ne récupèrent qu’une petite partie de ce qui est perçu par l’État.

THIERRY GUIDET > Et les dépenses en matière de transports publics, rappelez-nous à combien elles se montent.

BERNARD FRITSCH > À 10 milliards. L’ère du tout automobile est bien révolue.

ALAIN BOESWILLWALD > Les transports publics offrent un service qui n’est pas vendu à son prix de revient. Cela, personne ne le conteste. Dès lors, il y a une interrogation à avoir sur la tarification. À Nantes, ce que paye directement le client représente tout de même un tiers du produit d’exploitation. Et puis après se pose la question de la maîtrise de l’évolution des dépenses. Combien la collectivité est-elle prête à mettre pour rendre un service de qualité aux habitants ?

THIERRY GUIDET > Alors, aujourd’hui, estimez-vous que les 60 à 70 millions d’investissement annuel ont le rendement attendu. Et, deuxième question, dans une période de désengagement de l’État, s’agit-il d’un effort soutenable à terme ?

FRANÇOIS DE RUGY > Moi, je ne suis pas un monomaniaque des transports en commun. Le coût est à mettre en rapport avec des objectifs, avec des choix politiques. Il ne produit pas sa propre rationalité. Ce n’est pas parce qu’une chose est moins chère qu’elle est préférable. Pour autant, il faut gérer avec soin l’argent public. Je n’accepte pas les discours qui nous reprochent d’avoir une approche comptable des problèmes ou ces gens qui réclament l’ouverture d’une ligne de bus sur laquelle ne circuleront que trois personnes par heure. Je ne suis pas obsédé par la rentabilité, mais je fais attention à l’argent public. Je regarde les objectifs que nous nous sommes fixés : éviter que la ville soit paralysée par l’afflux de voitures. Je n’ai pas rebondi tout à l’heure sur la question de différence d’approche entre la gauche et la droite parce que les choses ont toujours été mêlées et le sont encore plus aujourd’hui. Nous ne sommes plus à l’époque où l’on pouvait dire que la droite était pour la voiture individuelle au nom de la liberté individuelle ou que la gauche était collectiviste parce qu’elle défendait l’importance des transports collectifs. Aujourd’hui, au conseil municipal de Nantes, c’est l’élue de Lutte ouvrière qui semble la plus attachée à la circulation automobile en ville ! Nous, nous gérons en fonction d’objectifs : trouver un équilibre en réduisant plutôt la part de la voiture et en augmentant les autres moyens de déplacement. La solution ne réside pas seulement dans l’augmentation de transports en commun. Par exemple, il faut développer le vélo. Ainsi, à moyens constants, on aura davantage de gens qui pourront utiliser les transports en commun. Donc, je ne vais pas vous dire : maintenant, ça suffit, on arrête d’investir. Il faudra continuer, et peut-être même davantage, pour répondre à la demande, mais ça ne doit pas nous exonérer d’une remise à plat de notre offre dans certains secteurs. Sans arrêt, on redéploie nos moyens. Il ne faut pas croire qu’on ne cesserait d’empiler les propositions pour ne fâcher personne. Il y a des nouvelles solutions de déplacement à trouver. Je le répète : il n’y a pas que les transports en commun.

SOPHIE JOZAN > Je partage cette idée qu’il n’y a pas que les transports en commun, je m’interroge notamment sur la rareté du déplacement à vélo à Nantes. J’ai habité dans le Nord de l’Europe, j’ai habité dans le Nord de la France, et je ne comprends pas que dans une ville où vivent autant de jeunes on utilise aussi peu le vélo. Et il y a plein de villes où ça monte et ça descend autant que Nantes !

FRANÇOIS DE RUGY > Moi, je suis un utilisateur du vélo ; je souhaite que ce moyen de transport se développe. C’est d’ailleurs le cas. Comme on part de bas, ça reste à un niveau modeste. Mais regardez les parkings à vélo autour de la gare, ils sont saturés. Dans les entreprises, beaucoup de gens sont volontaires pour utiliser les transports en commun. Les transports en commun à Nantes ont une bonne image, mais le vélo, lui, reste plutôt associé aux loisirs. La fête du vélo remporte un succès extraordinaire à Nantes. On a fait une enquête pour demander aux gens qui participaient à cette fête : qu’est-ce qui ferait que vous pourriez aussi aller à vélo au travail ? Et là, les images sont moins positives. Les gens se posent des questions sur la sécurité : la leur, et celle de leur vélo qu’ils ont peur de se faire voler. Les statistiques sont pourtant très claires : il n’est pas plus dangereux de monter sur son vélo que dans sa voiture ! Nous sommes obligés de remonter la pente, si j’ose dire. Un seul exemple : combien de logements, combien d’entreprises, dotés de garages à vélo ?

SOPHIE JOZAN > Sur ce point, il y a quand même beaucoup de villes françaises en avance sur Nantes !

FRANÇOIS DE RUGY > Non. Regardez les statistiques. À part Strasbourg où près de 10 % des déplacements se font à vélo, toutes les grandes villes françaises sont dans le même cas que Nantes. À un moment donné, il y aura des effets de basculement. À Lyon, quand on mis en place le système des vélos en libre service, des choses ont changé dans les têtes. À Paris, la même chose est en train de se passer. Et plus il y aura de vélos en ville, plus la sécurité sera grande parce que les automobilistes feront attention. On sait aussi que des gens qui ont abandonné la voiture pour les transports en commun viennent ensuite au vélo. Regardez, à Brême, en Allemagne, où le climat n’est pas meilleur que le nôtre, il y a 22 % des déplacements qui se font à vélo. Seulement, cette politique en faveur du vélo il y a soixante-dix ans qu’ils la poursuivent et ils n’ont jamais arrêté. À la gare, il y a un parking à vélos de mille places. Dernière chose : il n’y a jamais eu en France de campagne nationale de communication en faveur du vélo, mais il y a eu une campagne contre le vélo, menée par la Caisse d’assurance maladie expliquant aux gens tous les dangers qu’il y aurait à faire du vélo en ville. On y décrivait la ville comme une jungle hostile aux cyclistes…

THIERRY GUIDET > Venons en à la deuxième question, que nous avons d’ailleurs déjà frôlée : celle de l’étalement urbain, qui se poursuit, qui s’amplifie et qui fait que, forcément, la demande de déplacements individuels ne va cesser de se développer…

BERNARD FRITSCH > En effet, les transports collectifs classiques répondent mal à la demande de déplacements à la périphérie et à la campagne. Le tissu urbain y est trop lâche et beaucoup de déplacements se font de banlieue à banlieue, de commune rurale à commune rurale. Il s’agit de déplacements orbitaux. Ce débat est peu abordé. La question d’un élargissement du périphérique nantais ou bien d’un nouveau contournement de l’agglomération se pose pourtant.

SOPHIE JOZAN > Mais si, ce débat, il est largement évoqué au niveau de l’aire extra-urbaine, au conseil général, au conseil régional. Vous dites qu’il n’y a pas de possibilité de transports lourds. On voit bien pourtant le succès des TER (trains express régionaux) pour répondre à la demande de déplacements domicile-travail. Les élus, de manière consensuelle, ont conscience que l’étalement urbain, il faudra le freiner, pour des raisons écologiques. On voit très bien tout ce que ça coûte. À Nantes on a d’ailleurs commencé une politique de densification de la ville, de reconstruction de la ville sur elle-même. Vous dites que ce débat n’est pas évoqué, moi j’ai l’impression contraire et que des mesures ont déjà été prises. Bien sûr, nous habitons dans une région où il peut être agréable de vivre à 30 kilomètres de la ville, mais le coût pour la collectivité est devenu trop important.

BERNARD FRITSCH > Je veux réagir aux propos de Sophie Jozan. Bien sûr, le TER est efficace entre une petite ville comme Clisson et le centre de l’agglomération nantaise. Mais si je veux aller de Clisson à une autre petite ville ?

FRANÇOIS DE RUGY > Je pense comme Sophie Jozan que le défi de l’étalement urbain est au cœur de nos préoccupations. La prise de conscience en France a été un peu tardive par rapport à l’Allemagne et à d’autres pays. Un géographe a superposé la carte de l’agglomération nantaise avec celle de la région de Karlsruhe. Au lieu de Nort-sur-Erdre qui compte quelques milliers d’habitants on avait une ville de 40 à 50 000 habitants, mais avec une vraie coupure entre les deux, des moments où c’est vraiment la campagne. Il y a eu en Allemagne le choix de vraiment structurer l’urbanisme. Il faut penser l’urbanisme de Nort-sur-Erdre pour que les gens soient à moins d’un quart d’heure de la gare, à pied, à vélo voire en voiture s’il y a un parking relais. Le rôle de la politique n’est pas d’imposer aux gens leurs choix individuels, mais d’orienter leurs choix dans le sens préférable pour la collectivité et donc aussi pour eux, en définitive.

ALAIN BOESWILLWALD > L’étalement urbain, ce n’est pas un sujet qu’on découvre. Voilà trente-cinq ans qu’on dit que le premier acte d’une politique de transport c’est la politique d’urbanisme, même si je reconnais bien volontiers les difficultés qu’il y a pour passer des discours aux actes. Et puis se pose en France la question de l’habitat collectif de qualité qui puisse être l’alternative à la maison individuelle avec ses 250 mètres carrés de jardin. Si l’on veut densifier la ville, il faut savoir faire de l’habitat collectif de qualité.

SOPHIE JOZAN > Et puis aussi déconcentrer les activités de la ville centre sur des villes moyennes.

BERNARD FRITSCH > Si vous me permettez de revenir sur plusieurs points… Le premier, c’est que la forme urbaine est largement acquise. On est obligé de faire avec la ville telle qu’elle est construite. Deuxième remarque : le renforcement de l’activité économique des petites villes ne garantit pas une réduction des déplacements entre elles et la ville centre. Sur ce point, la littérature scientifique est très partagée.

FRANÇOIS DE RUGY > Je reprends l’exemple de Brême. Il y a une usine Mercedes là-bas. Les Allemands sont au moins autant attachés que nous à la voiture et, malgré tout, il y a des politiques de déplacements qui donnent d’excellents résultats et par rapport auxquels Nantes est en retard. On ne peut pas dire que les politiques ne produisent pas d’effets.

BERNARD FRITSCH > Non, je dis qu’il y a incertitude. Avec d’autres, j’ai participé à un exercice de prospective conduit par la Direction régionale de l’Équipement sur ce qui va se passer à l’horizon de 2025. Eh bien, même dans le cas du scénario le plus volontariste : offre forte de transports collectifs, augmentation du prix du carburant, maîtrise de l’étalement urbain, même dans ce cas, on prévoit un fort accroissement de la circulation automobile.

FRANÇOIS DE RUGY > Je me méfie des grands exercices de prospective. On a fait une enquête en 2002 qui montrait une stabilité, voire une légère baisse, de la mobilité par individu. Personne n’y croyait. Résultat aujourd’hui : toutes les villes, toutes les agglomérations françaises ont des résultats comparables. Les gens qui habitent dans le périurbain ne sont pas forcément ceux qui se déplacent le plus. Ce sont ceux qui se déplacent le plus en voiture faute d’offre alternative, mais ils rationalisent leurs déplacements, ne serait-ce que pour des raisons de coût. Depuis un ou deux, ça n’était jamais arrivé auparavant, la consommation de carburant a baissé. Je suis peut-être un incurable optimiste, mais on peut avoir de bonnes surprises. Le périurbain n’est pas forcément habité de gens qui ont la bougeotte.

ALAIN BOESWILLWALD > Les gens ne rentrent plus manger chez eux le midi : deux déplacements de moins par jour.

BERNARD FRITSCH > Dans le secteur périurbain le transport représente maintenant 25 % du budget des ménages. Malgré cela, les distances parcourues continuent à croître. Les gens se déplacent peut-être un peu moins souvent mais sur de plus grandes distances.

FRANÇOIS DE RUGY > Je n’ai pas réagi tout à l’heure sur l’histoire du grand contournement. À un moment donné, il faut le dire clairement : il y a des limites, on ne peut pas indéfiniment augmenter la capacité de circulation routière. Si l’on fait passer le périphérique nantais à deux fois trois voies, non seulement il y aura des nuisances sonores supplémentaires pour les riverains mais il faudra aussi raser des habitations. Quant à faire un autre périphérique plus loin, ça aurait un coût énorme, ou alors on installe un péage. Au début, le périphérique, c’était magique, et maintenant chacun adopte une stratégie de déplacement selon les lieux, les heures. Je crois à l’effet des politiques parce que les gens sont assez rationnels, ils adaptent leurs habitudes aux conditions de la circulation. Quand vous dites que les distances parcourues en voiture continuent d’augmenter, ça s’explique par des choix politiques. Si vous faites des quatre voies qui convergent toutes vers Nantes et qui sont toutes gratuites, c’est sûr que ça va augmenter la circulation. Regardez d’ailleurs : Nantes-Angers, vous avez une autoroute à péage avec une seule sortie, à Ancenis. Eh bien, l’étalement urbain est beaucoup moins fort que lorsque vous allez vers le nord, autour de la quatre voies gratuite Nantes-Rennes ou que vers l’ouest en direction de Vannes. Les choix politiques ont un effet direct sur les modes de déplacement. C’est bien pourquoi le gouvernement Raffarin avait autorisé les collectivités locales à percevoir des péages sur les infrastructures qu’elles gèrent, les quatre voies départementales par exemple. Je suis sûr qu’un jour ou l’autre les collectivités se poseront la question parce qu’elles ne pourront plus tout financer.

THIERRY GUIDET > Abordons la troisième partie de notre conversation. Bernard Fritsch, vous mettez en question le coût environnemental du modèle nantais…

BERNARD FRITSCH > Nous avons sur ce point à Nantes une politique plus vertueuse que par le passé. Grâce à la modernisation de la flottille de bus, grâce au poids croissant du tramway. Mais la circulation automobile représente 60 % des déplacements, les distances parcourues augmentent, ainsi que la densité du trafic à certaines heures sur certains axes. Ça a forcément des effets sur la pollution.

FRANÇOIS DE RUGY > Il ne faudrait peut-être oublier que la population de l’agglomération ne cesse de croître. Ce qui compte, c’est le nombre de voyages par habitant et par an et le mode de transport utilisé. Voilà qui permet vraiment les comparaisons.

BERNARD FRITSCH > Oui, mais il est temps de dresser un bilan environnemental solide. C’est d’ailleurs l’intention de la mission Risques et Pollution de Nantes Métropole qui a pris pour cela contact avec l’Institut de recherche sur les sciences et techniques de la ville. J’espère que ce projet ira à son terme pour qu’on arrive à évaluer l’impact des différents modes de déplacement.

FRANÇOIS DE RUGY > De manière générale, il est fondamental qu’une politique soit évaluée, même s’il faut évidemment lui laisser le temps de produire ses effets. J’approuve ce projet de bilan environnemental. Vous disiez tout à l’heure que la fréquentation a augmenté parce que l’offre a augmenté. C’est un petit peu plus subtil que cela. Il y a quelques années, l’offre de transports en commun augmentait, mais la fréquentation ne suivait pas tout à fait au même rythme. C’était un défi : si on met plus de moyens et que la fréquentation suit tout juste, ça ne va pas. Maintenant, la fréquentation augmente plus vite que l’offre. Il y a même eu des années à offre constante ou presque et où la fréquentation augmentait. Après on peut déplorer que la circulation automobile augmente, mais, je le répète, la population, elle aussi, augmente. On est dans une course de vitesse où il n’est pas toujours facile d’accompagner et même d’anticiper l’évolution de la population, de l’habitat, de l’emploi. Il faut combiner toutes sortes de mesures, et pas seulement celles de la fréquentation automobile. C’est intéressant de savoir qu’il y a des milliers de piétons à emprunter chaque jour la rue du Calvaire. Imaginez ce qui se passerait s’ils étaient en voiture ! Et puis il faut comparer avec les autres villes, Toulouse, Lille… qui ne sont pas des villes spécialement en retard. Toulouse et Lille ont un métro, Lille a aussi un nouveau tramway. Mais leurs résultats ne sont pas les mêmes que les nôtres. Et puis encore une fois, il ne faut pas se focaliser sur les transports en commun : du point de vue environnemental, rien ne vaut la marche ou le vélo. J’aimerais aussi qu’on mesure la quantité de particules fines dans l’air. Là aussi, il y a un choix politique. On favorise l’usage du gazole dont on sait qu’il est plus dangereux à court terme que le gaz carbonique. Vraiment, je ne pense pas qu’on puisse dire que le bilan écologique de notre politique est négatif. D’autant plus qu’il faudrait le comparer au bilan d’une autre politique. Il faudrait indiquer un autre choix politique. Et je suis bien obligé de constater la convergence des politiques de transport dans les grandes villes. Bordeaux a adopté le tramway. Marseille aussi, en dépit de ses autoroutes urbaines surélevées et son tunnel routier.

THIERRY GUIDET > Ce qui m’a frappé dans cette table ronde, c’est l’impression qu’on ne pourrait pas glisser une feuille de papier à cigarette entre Sophie Jozan et François de Rugy. La différence la plus nette, on l’a senti entre le géographe, le chercheur, sceptique sur l’effet des politiques publiques, et les élus, naturellement plus enclins à croire à l’efficacité de leur action. Cela signifie-t-il qu’il n’existe qu’une seule politique de transports possible, à Nantes en particulier, et dans les grandes villes en général ?

SOPHIE JOZAN > Il y a sûrement des villes qui sont plus avancées sur certains domaines, l’usage du vélo par exemple. Il y a sûrement d’autres façons de faire. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que nous croyons aux politiques publiques. Bien sûr, les transports en commun ont un coût environnemental, mais si on n’avait rien fait, ce serait encore bien pire. Ne laissons pas croire que les villes gérées par l’UMP sont partisanes du laisser faire en matière de circulation automobile, alors que les villes socialistes seraient les seules à croire au tramway. Ces clivages sont complètement dépassés.

FRANÇOIS DE RUGY > En grande partie…

SOPHIE JOZAN > Globalement oui. Des villes de taille équivalente gérées normalement font en gros les mêmes choix. Même s’il est difficile d’évaluer le coût réel d’une politique de transports publics, on sait très bien que le coût d’une absence de politique de transports publics serait démentiel. Monsieur Fritsch, je ne comprends pas très bien comment vous pouvez remettre à ce point en cause la politique de transports en commun.

BERNARD FRITSCH > Non, je ne la remets pas en cause. Je dis simplement que la politique de promotion des transports collectifs en site propre ne répond pas à tous les enjeux, notamment le développement de la métropole et sa bonne intégration économique, sociale, territoriale. Il y a un risque de décrochage du Sud-Loire par rapport au Nord-Loire.

ALAIN BOESWILLWALD > Oui, mais le modèle nantais, à supposer qu’il existe, il est en train d’évoluer. Regardez le busway… Il n’empêche qu’on n’est pas au bout de ce qu’on peut faire avec les lignes de transport public. On doit pouvoir faire mieux. Sur le périurbain, on est un peu en retard par rapport à la réflexion que nous menons déjà sur l’urbain. Pour le périurbain, il faut rechercher beaucoup de complémentarités. Dans certaines zones, la voiture présente des avantages indéniables. Nos concitoyens pratiquent d’ailleurs déjà une politique multimodale : ils combinent le tramway, la voiture, la marche, le bus et même le bateau… On ne dit pas : la réponse demain à Nantes, c’est quinze lignes de tramway. Regardez ce qu’on fait sur la Loire, c’est une toute petite réponse, mais ça représente tout de même 500 000 voyageurs dans l’année. Ce sont des gens qu’on ne retrouvera pas sur les ponts. Là aussi, c’est innovant. Et il y a plein d’autres choses à inventer. Je crois qu’il n’y a pas de débat sur le sens global du modèle. Où en serait-on s’il n’y avait pas eu de tentative de rééquilibrage de la place prise par la voiture ? Alors après, quelle part on accorde au vélo, à la marche, aux transports publics ? Cela peut s’apprécier différemment. Mais au fond, on n’a pas tellement de choix. On n’a que le choix d’être intelligents.

FRANÇOIS DE RUGY > Oui, le modèle nantais, si on peut l’appeler comme ça, a déjà évolué. À la fin des années 1970, on a décidé d’arrêter les pénétrantes. Ce n’était pas le cas partout : à Angers, l’autoroute passe toujours au pied du château On aurait pu avoir la même chose. Déjà, il y a eu des changements comme ça. Et puis, on a dit : on va faire un tramway. C’était novateur, d’autres villes ont suivi. Mais, à l’époque, on pensait que les transports en commun, c’était complémentaire, c’était pour les gens qui n’avaient pas de voiture, qui n’avaient pas les moyens d’en avoir une, qui étaient trop jeunes ou trop âgés pour conduire. Même les partisans des transports en commun n’imaginaient pas d’aller travailler autrement qu’en voiture. On pensait que l’augmentation de la fréquentation proviendrait uniquement de l’augmentation de l’offre, on pratiquait une politique de l’offre. Et aujourd’hui, on est bien obligé de s’apercevoir que c’est la demande qui tire notre politique, une demande qui n’arrête pas d’évoluer. Aujourd’hui, on fait des parkings relais pour les voitures ; je crois que demain on en fera pour les vélos. Quand j’ai été élu en 2001, combien de fois ai-je entendu dire : vous n’y arrivez jamais, les gens continueront toujours à utiliser leur voiture pour aller travailler ou faire leurs courses… Je ne vois pas pourquoi pour acheter un livre, un CD ou un jean, il faudrait un grand coffre. Et puis on voit que les habitudes évoluent, qu’il y a des facteurs déclencheurs, économiques bien sûr, mais tenant aussi à l’ambiance générale. Les demandes changent, les exigences changent et nous amènent à modifier sans arrêt notre façon de travailler. Tenez, les horaires, on n’en a pas parlé. Ou bien le vieillissement de la population : on ne peut pas demander à quelqu’un de 80 ans de faire 500 mètres à pied et d’attendre dix minutes en plein soleil l’arrivée du bus.

BERNARD FRITSCH > Avant de nous séparer, je voudrais faire remarquer que nous avons, me semble-t-il, oublié de nous poser deux questions. Peut-être feront-elles l’objet d’autres débats ? Premièrement, l’objectif d’une politique de transports urbains est-il de favoriser ou de freiner la mobilité de la population ? Il n’est pas si facile que cela de concilier ville mobile et ville durable… Deuxièmement, quel est l’effet de la vitesse moyenne des déplacements sur le développement économique d’une métropole et sur l’organisation urbaine ? Une ville où l’on se déplace lentement est dense et chère. Une ville où l’on se déplace vite est diluée et l’habitat y est plutôt bon marché.