Place publique #5
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Lisa Bresner, la fulgurance



Lisa Bresner s’est donné la mort à la fin du mois de juillet. Malgré son jeune âge (elle était née en 1971, à Paris), elle a produit une œuvre riche et diversifiée tournant autour de la Chine et de l’Orient. Lisa Bresner s’était fixée à Nantes, ce qui ne l’empêchait pas d’effectuer de nombreux déplacements à l’étranger. Elle avait été pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome, et c’est au cours d’une résidence à Kyoto qu’elle avait écrit son roman autobiographique, Pékin est mon jardin (Actes Sud). Place publique a demandé à Christine Morault, des éditions MeMo, qui fut son amie et son éditrice nantaise, de témoigner de l’éclatante et brève trajectoire de Lisa Bresner.

Dans un court essai de la revue L’Infini, titré Parades chinoises, Lisa Bresner citait une célèbre parabole : « Zhuang Zi s’endort, rêve qu’il est un papillon, dans le rêve le papillon s’endort à son tour et rêve qu’il est Zhuang Zi. À son réveil Zhuang ne sait plus s’il est Zhuang Zi ou le Zhuang Zi rêvé par le papillon ».
C’était pour Yves Mestrallet et moi, ses éditeurs à Nantes, tout Lisa Bresner qui tenait dans ce rêve qu’elle a écrit, vécu et aimé, dans cette courte et brûlante flamme de vie qui s’est éteinte le 28 juillet 2007. Ce rêve pour toutes les nuits, ce rêve pour sa nuit à elle, sa nuit si sombre parfois, elle en avait fait une œuvre, une fiction intime qui nous touchait tous, à la tête et au cœur.
Nous l’avions rencontrée, cette œuvre, un jour de 1995, dans la vitrine du libraire Lanoë, avec cette mention accompagnant Ma tendre Ennemie, son deuxième roman chez Gallimard : vit et travaille à Nantes. Nous pensions alors à un texte pour accompagner une série de gouaches chinoises, elle nous avait livré ce joyau qu’est Quatremers le Céleste, un de ces contes dits « à épreuves » qui promenait l’Étranger que nous sommes dans une Chine pleine d’embûches et de mystères. Un enfant, la Chine elle-même, Lisa en personne, nous guidait. Pour nous, pour beaucoup, Lisa c’était ce guide qu’on aperçoit à peine, tant il se confond avec son sujet et sa promenade, passeuse de mots et d’images, entre Orient et Occident.
Nous étions nombreux, éditeurs, libraires, professionnels du livre et de la lecture à admirer la qualité d’écriture de Lisa Bresner, son extraordinaire talent de conteuse, son immense savoir acquis comme par jeu, cet appétit inextinguible pour les langues et la culture orientales… Ce qu’on connaissait moins c’est l’engouement des enfants, qui lui écrivaient sans cesse, pour ses nombreux petits héros et héroïnes, Misako, Mélilotus ou Lily-Rose, qui, telle Lisa Bresner, partaient résoudre des énigmes, exaucer des vœux ou combattre des dragons. Des enfants, qui, pour certains, auront bâti leur vie autour de la langue chinoise grâce à ses albums, puis à ses livres de chinois pour les plus petits.
Ce sont ses ouvrages pour la jeunesse qui avaient fait son succès mais elle avait aussi, au nez et à la barbe des plus sérieux des lettrés, traduit et commenté de façon étourdissante Lie Zi ou Van Gulik. Elle travaillait à une bande dessinée et à des films d’animation et des livres vont encore paraître à l’automne. On avait adapté un de ses albums pour le théâtre, elle avait réalisé un court-métrage. Elle travaillait sans cesse, lisait, écrivait, dessinait. À douze ans, elle confie à son journal intime son projet pour l’avenir, elle vient de terminer un conte « pour les enfants de 4 à 7 ans » et dit pouvoir maintenant chercher un éditeur : « Écrire pour moi c’est formidable, inventer des histoires que d’autres personnes n’ont jamais lues. J’aime le cinéma et le théâtre, j’aime imaginer un film ou une pièce. D’ailleurs là-dessus j’ai des ambitions pour plus tard, tu devines lesquelles » Son professeur de français au collège, restée son amie, l’a définie d’un mot pour lui rendre hommage : Lisa, la fulgurance.
Pour nous deux, éditeurs à Nantes, une ville où elle avait choisi de rester et de créer, c’était aussi le signe qu’on pouvait voyager très loin et vivre tout près. Venue vivre à Nantes en 1993, elle avait fait sienne, comme d’autres écrivains auparavant, cette ville ouverte sur l’Océan, qui seyait à la voyageuse immobile qu’elle était. Elle disait s’y sentir mieux, dédiant ses jours à son fils, Solal, et ses nuits à l’écriture. Elle travaillait avec d’autres, elle était partout, souvent, mais c’est ici qu’elle avait construit son palanquin et qu’elle peignait son chemin à l’encre de Chine.
C’est encore avec Quatremers que j’aimerais la quitter :
« Le jardin se dessine aussitôt le silence revenu. Non, dix mille jardins en un seul. Le mandarin les délaisse le temps que quelques branches se baissent. La cour, un pavillon. À travers une dentelle de santal, une autre cour, un autre pavillon. L’Étranger ne peut les compter. Végétal, pierre ; inscriptions en creux dans la lumière, inscriptions en relief dans l’ombre ; personne sur les marches, puis un rire dans une pièce. Les yeux longent ces suites par les allées les plus souples. Des toits ronds comme le ciel, les nuées prennent leur élan et, sur les dalles carrées comme la terre, elle poussent l’Étranger au juste milieu. Quatremers l’aide à peine à déchiffrer les caractères dorés du fronton bleu : « Au lieu de me croire tout-puissant et de remplir des espaces vides, je suis devenu plus petit que je ne l’étais, presque invisible. Dans le plein, j’ai creusé un trou et, si le sable ne l’a pas rempli, vous m’y verrez encore disparaître et illuminer le dernier mot que vous êtes en train de lire. »
C’est le dernier mot que nous sommes en train de lire, Lisa continue son histoire.

Christine Morault





Quelques références bibliographiques :

Revue L’infini, printemps 1996
Ma Tendre Ennemie, Gallimard, 1994
Quatremers le Céleste, Éditions MeMo, 1996
Misako, Éditions MeMo, 2003
Mélilotus et le mystère de Goutte-Sèche, Actes Sud Junior, 2003
Mon premier livre de chinois, Philippe Picquier, 2004
Traductions :
Du Vide parfait : Lie Zi, Rivages, 1999
Affaires résolues à l’ombre du poirier, un manuel chinois de jurisprudence et d’investigation policière du XIIIe siècle, Robert Van Gulik, Albin Michel, 2002