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Place publique # 61

Les primaires,
créatures des partis
CONTRIBUTION
PAR
GOULVEN BOUDIC
POLITISTE
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Les politistes sont des gens dangereux. «Carrément méchants, jamais contents», pour reprendre les mots d’une chanson célèbre…
Gageons qu’ils aimeraient pourtant être convaincus et participer des engouements et des enthousiasmes de leurs contemporains, simples citoyens ou observateurs médiatiques plus avisés. Mais rien n’y fait. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’un goût immodéré pour l’esprit de contradiction, ni d’une quelconque forme de pessimisme invétéré, mais bien plutôt d’une obligation morale et professionnelle. Ils sont à leur manière des lanceurs d’alerte, des empêcheurs de tourner en rond, méfiants et sceptiques non par nature, mais par nécessité. Car ils savent d’expérience, puisque c’est largement leur métier que de les observer, les travers et les tentations des acteurs politiques pour l’enchantement et les belles histoires à dormir debout et à militer les yeux fermés.
Ce sont ces convictions qui sont au fondement de l’ouvrage collectif dirigé par Rémi Lefebvre et Éric Treille sur les primaires
1, dont on ne fera pas ici au lecteur l’injure de souligner l’actualité. Les primaires sont assurément, en apparence, l’une des innovations visibles les plus importantes et les plus décisives de l’époque. Les contributions réunies dans cet ouvrage le rappellent, en décortiquant soigneusement le discours généralement tenu sur ce nouvel instrument apparu dans notre réalité politique nationale.
Leur introduction en 2011 à l’initiative du Parti socialiste n’est pas en effet le fait du hasard, mais bien celui de la mobilisation d’entrepreneurs politiques dont la réussite est liée à l’intelligence pratique et stratégique dans la construction d’un argumentaire parfaitement adapté aux enjeux de circonstances2. De ce dernier, on a essentiellement retenu le surcroît de démocratie en quoi aurait consisté l’apport central de la procédure, qui a alors permis à plus de 2,8millions d’électeurs de s’impliquer dans la désignation du candidat à l’élection présidentielle. Dès lors, les primaires ont pu apparaître à certains comme l’instrument idéal de construction d’une «démocratie du public» confirmant joyeusement et favorablement le dépassement de l’étape précédente de la «démocratie des partis», dans laquelle ces derniers se voyaient octroyer un rôle central dans l’animation de la vie politique.

De la qualité du débat et du scrutin

De ce point de vue, l’institution des primaires aurait permis de sortir victorieusement d’une situation de blocage ou d’archaïsme, dans la mesure du décalage entre l’ampleur du rôle jusqu’alors attribué aux partis et la faiblesse, particulièrement visible en France, des adhésions et des milieux partisans. Le tableau sera utilement complété ici par le rappel des jugements, largement favorables, sur la «qualité» du débat entre les postulants, comme sur celle d’une organisation matérielle allant jusqu’à la sollicitation d’huissiers et d’observateurs indépendants en vue de garantir l’honnêteté et la transparence du scrutin. Enfin, on ne manquera pas non plus de souligner à quel point ce récit, largement rétrospectif, de la réussite de cette innovation a été en quelque sorte validé par le résultat final. La victoire de François Hollande sur Nicolas Sarkozy aura par là même consacré l’ensemble du dispositif et conforté les arguments développés sur l’efficacité électorale indirecte de l’instrument.
Que les primaires aient pu être après-coup considérées comme un élément déterminant dans la victoire de François Hollande contribue évidemment à éclairer la conversion de quelques-uns des principaux leaders des Républicains, désormais convaincus de recourir à leur tour en vue de l’élection de 2017 à un dispositif semblable, alors même qu’ils en avaient été les critiques les plus virulents en 2011. Dans une contribution passionnante, Rémi Lefebvre rappelle en outre ce paradoxe que la droite avait pourtant exploré le terrain des primaires citoyennes dès les propositions de Charles Pasqua en 1994
3. Preuve supplémentaire de la réversibilité des arguments et de la versatilité des acteurs, il faut dès lors éviter de lire cette conversion comme le résultat d’un processus irréversible et nécessaire au seul nom de la démocratisation, mais bien plutôt le considérer comme issu des circonstances, comme le révélateur de la permanence obsessionnelle des rapports de force et de la politisation conflictuelle des enjeux «techniques». Le faible usage des primaires dans le cadre des candidatures locales le confirme: nulle généralisation, nulle dynamique irrésistible n’a pu être observée de ce côté-là dans les scrutins locaux depuis 20114.
Ou, pour le dire autrement
: les primaires citoyennes, à gauche en 2011 comme à droite en 2016, plus qu’une procédure inspirée ou liée à un objectif louable et sincère de démocratisation ont constitué pour les acteurs le seul et ultime moyen, la seule solution pour sortir d’un moment où la vie partisane s’apparentait à une situation hobbésienne de guerre de tous contre tous. Le témoignage de Benoist Apparu, l’un des soutiens d’Alain Juppé dans la négociation chez Les Républicains sur la mise en place des primaires, est exemplaire de ce point de vue: «Le parti est considéré comme complètement pourri dans ses profondeurs, complètement décrédibilisé. La confiance interne et externe est très faible. Du coup on externalise à des gens vierges de tout et à des procédures extérieures […]. À côté du duel Fillon-Copé, le congrès de Reims c’était de la rigolade en termes de fraude.»
Il y a dès lors nécessité de penser différemment les primaires. Loin de procéder d’une logique irrésistible, elles restent fragiles, et ne sont pas du tout le dépassement des partis que l’on suggère trop rapidement. Le confirment les actuels refus de deux candidats comme Emmanuel Macron ou Jean-Luc Mélenchon de se plier à une évaluation citoyenne convoquée par le Parti socialiste. Les primaires n’ont pas enterré les partis, mais ont bien été saisies par eux comme une bouée de secours, comme un moyen de leur survie. Le «
neuf» n’a pas définitivement emporté le «vieux», loin de là. Pire, au regard de «l’idéologie» mise en avant par ses promoteurs, les primaires pourraient bien avoir été l’instrument d’une certaine conservation. «Il faut que tout change (en apparence), pour que rien ne change (en réalité).» Les actuelles hésitations socialistes, le sentiment suscité par sa direction d’un bricolage sur les règles d’accès au scrutin des primaires convoquées pour la fin de ce mois de janvier2017 le montrent: on est loin, très loin, d’une authentique conversion démocratique.

Les instituts de sondage
toujours en course

Pas plus que les partis n’ont donc été disqualifiés par un processus qu’ils ont contribué à mettre en place et à contrôler, les instituts de sondage n’ont pas non plus été, contrairement à un discours maintes fois entendu, définitivement discrédités au profit d’une reprise en main citoyenne du pouvoir de désignation. On avait pu constater le rôle essentiel qu’ils avaient joué dans la justification par ses partisans de la candidature de Ségolène Royal dès les primaires semi-ouvertes de 2007 – la dite Ségolène Royal étant présentée comme la mieux à même, au vu des enquêtes, de battre Nicolas Sarkozy5. Qu’ils n’aient pas su cette fois identifier la popularité d’un François Fillon ne conduira de toute évidence pas à la fin des usages dont ils continueront à être investis. Le renoncement de François Hollande s’explique d’ailleurs largement par la force de la croyance sondagière dans l’impossible retour en grâce de l’actuel président de la République. Toutefois, s’il n’y a aucune raison de penser, comme le confirmera certainement le déroulement des primaires socialistes, à l’extinction des croyances magiques dans les mesures d’intentions de vote, on doit espérer que certains candidats pourront en tirer la conclusion pour eux-mêmes que la persévérance peut aussi être une vertu politique, et que pèse désormais aussi une obligation sur eux de déployer des stratégies politiques en dehors des évaluations sondagières.
Plus involontairement peut-être, l’une des contributions de l’ouvrage permet également de faire le point sur les usages des nouvelles technologies dans les stratégies de campagne
6. Largement focalisée sur la campagne d’Alain Juppé et sur le rôle, nous dit-on central, que les stratégies numériques y ont occupé, on frémit à l’idée que la victoire, anticipée par tous, de ce dernier aurait pu constituer le socle d’un autre type de récit enchanté…
La situation actuelle confirme en tout cas une des lectures possibles que nous avions suggéré à l’issue du dernier scrutin régional
: «Il ne nous paraît pas outrancier de suggérer qu’au soir du premier tour, les électeurs ont signifié, tant à gauche qu’à droite, une forme de rejet de l’hypothèse d’une réédition du duel de 2012 entre François Hollande et Nicolas Sarkozy7.» C’est ce que le bilan provisoire des primaires a, à ce jour, confirmé. Rien ne dit toutefois qu’en cas de réussite de l’une des deux candidatures hors-primaires, actuellement en concurrence, celle de Jean-Luc Mélenchon comme celle d’Emmanuel Macron, le récit enchanté des primaires comme dynamique démocratique inéluctable et profitable ne soit pas à son tour contesté.
Oui, les politistes sont vraiment des gens pénibles, assumant leur rôle de Cassandre dans un monde à la recherche d’enthousiasme et de ré-enchantement, au risque de se voir reprocher leur tendance à l’esprit de contradiction et leur scepticisme face aux proclamations d’innovation. Mais peut-être convient-il aussi de rappeler que les fondements implicites de leurs jugements résident dans une conception exigeante, inclusive, même si pas toujours assumée, de la démocratie et du sérieux de ses enjeux.
De ce point de vue, les enquêtes menées à l’issue des primaires consacrant François Fillon en disent long sur le décalage entre, d’une part, la composition générale de l’électorat et, d’autre part, le public mobilisé
: plus masculin, plus âgé, plus aisé, plus diplômé, etc8. Pas plus à droite qu’à gauche, le public des primaires n’est la France en miniature. Si la mobilisation des électeurs était au printemps prochain conforme à ce qu’elle a pu être en 2007 comme en 2012, rien n’autorise aucun candidat aujourd’hui, même bénéficiant d’une investiture à laquelle plus de 4millions de Français ont participé, à partir trop vite gagnant.

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NOTES


1. Rémi Lefebvre et Éric Treille (dir.), Les Primaires ouvertes en France. Adoption, codification, mobilisation, Presses universitaires de Rennes, 320 pages, 24 euros.
2. Lire sur ce point la contribution d’Eric Treille, « La fabrication partisane des primaires socialistes ou la codification d’une nouvelle règle du jeu électoral »,
op. cit., pp. 41-64.
3. Rémi Lefebvre, « Les primaires à droite, processus d’adoption et transformations du jeu partisan », op. cit., pp. 65-104.
4. Lire sur ce point la contribution de Rémi Lefebvre, « Les primaires domestiquées, les élections municipales de 2014 »,
op. cit., pp. 291-307.
5. Dans sa contribution sur la primaire numérique des Verts, Vanessa Jérome revient sur ce rôle central des enquêtes d’opinion dans le processus de construction d’un candidat écologiste.
6. Anaïs Theviot, « Les primaires, terrain d’expérimentation de l’innovation politique ? »,
op. cit., pp. 213-233.
7. Voir
Place publique Nantes/Saint-Nazaire n° 55 (janvier-février 2016), « Élections régionales : des résultats en trompe-l’œil ».
8. Sous ces angles traditionnels de la sociologie électorale, il est rien moins qu’évident qu’il y ait une grande différence au final entre les électorats d’Alain Juppé et de François Fillon, plus proches apparemment l’un de l’autre qu’on a pu le dire, notamment dans le grand Ouest. La défaite moins brutale d’Alain Juppé dans les grandes villes est probablement plus liée à la sur-participation dans ces territoires de votants issus de la gauche qu’à l’existence de deux électorats véritablement distincts dans leurs données sociologiques de base. Sur la question du vote catholique, on lira avec attention la contribution de Yann Raison du Cleuziou sur le site de la revue
Esprit, « Succès de François Fillon : le vote ou les votes catholiques » (www.esprit.presse.fr).